Résumé
« Les suppositions les plus importantes d'un modèle ne se trouvent pas dans les équations, mais dans ce qui n'y figure pas ; pas dans la documentation, mais dans ce qui n'est pas énoncé ; pas dans les variables sur un écran d’ordinateur, mais dans les espaces vides qui les entourent. » John Sterman (2002, 513)1
L’espace négatif
La multitude de crises émergentes qui caractérisent le début du XXIe siècle (financières, écologiques, sanitaires, politiques, sociales, etc.) met en évidence les lacunes de plusieurs systèmes économiques et culturels qui nous entourent. Bien que l’éthique puisse jouer un rôle dans cette discussion, il est constructif de percevoir ces enjeux plutôt comme une question de design et non comme une question de bonne ou de mauvaise foi. Comme nous le rappelle Dan Hill dans Dark Matter and Trojan Horses, « le design stratégique […] se concentre sur la reconception systémique de cultures de prise de décision individuelles et institutionnelles, et s’applique particulièrement à ce que nous considérons comme les enjeux principaux du XXIe siècle […]. » (2012, 13).
L'objectif de cet article est d’illustrer les liens qui existent entre la conception d’un environnement urbain, l’accès au logement, les impératifs financiers personnels, la liberté et la résilience d’une société. Nous croyons qu’examiner les effets de systèmes économiques, culturels et sociaux, ainsi que l’acte d’en concevoir des nouveaux est bien une question de design à la portée des milieux créatifs dits « non experts».
Nous souhaitons aborder ce texte en mettant de l’avant le concept d’espace négatif, car nous croyons qu’il illustre bien l’esprit philosophique dans lequel nous travaillons. L’espace négatif se situe dans les failles des possibilités mises en marche par les systèmes et les cultures. Il ne représente pas que « ce qui n’est pas », mais plutôt ce qui est absent, sous-entendant une relation avec une présence souhaitée. Prenons l’idée de la pauvreté comme exemple. Ce qui peut être perçu comme un manque d’argent prend un tout autre sens lorsque nous pensons aux vœux de pauvreté monastiques, où une absence mène à la présence d’autre chose, telle que l’élévation spirituelle ou morale. De ce fait, l’octroi de quelque chose n’est pas un manque, mais plutôt le renforcement d’autres possibilités.
L’espace négatif est étroitement lié à l’idée de l’indéfini. Alors que dans un espace positif (dans l’espace déterminé), les limites et les conclusions sont bien définies, un espace indéterminé invite l’exploration, les questions ouvertes et l’imagination. Dans le premier contexte, il advient de recourir à un expert pouvant offrir des solutions claires et précises. Dans le second, le rôle du designer/artiste se manifeste comme facilitateur d’une quasi-infinité de réponses possibles. C’est en tant que designers, artistes et chercheuses.rs que nous élaborons présentement Valeur collective, un laboratoire vivant dédié à l’innovation socio-économique présentement en phase d’incubation au couvent historique de la Cité-des-Hospitalières, à Montréal.
Comme tout travail dédié au changement culturel, ce projet traite d’espace négatif, puisqu’il cherche à renforcer ce qui pourrait exister en dépit d’un système lacunaire. Notre travail s’enquiert de l’omniprésence du marché dans des sphères essentielles au bienêtre sociétal en se centrant sur le logement. Nous partons donc à la recherche de processus économiques alternatifs, soit une exploration d’un espace négatif non financier existant au sein d’une ubiquité financière.
Nous abordons donc les thèmes du logement, de l'économie et de la finance d’un point de vue externe. Nous déterminons que notre position comme designers et artistes (et non comme économistes) nous permet d'analyser les questions abordées ci-dessous sous un angle oblique et original. Nous croyons justement que de telles perspectives insolites s’avèrent essentielles pour aborder les reconceptions systémiques dont parle Dan Hill. Néanmoins, nous reconnaissons d’emblée nos angles morts. Nous ne prétendons pas couvrir toutes les bases, mais bien celles qui se sont manifestées suffisamment dans notre propre expérience et celle de notre communauté. Notre champ de connaissances s'élargit donc au fur et à mesure que notre pratique se développe.
Une société de marché
Le concept de la financiarisation gagne en popularité dans le discours populaire après être apparu dans le monde académique durant la crise de 2008. Le terme fait allusion à l'influence croissante des acteurs, des marchés, des institutions, des mesures et des récits financiers sur les politiques et pratiques économiques. Dans son livre intitulé Value(s), l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, souligne : « [N]ous sommes passés d'une économie de marché à une société de marché, ce qui met désormais en danger notre contrat social de base, à savoir l'égalité relative des résultats, l'égalité des chances et l'équité entre les générations » (Carney 2021, 5). Les dynamiques de la financiarisation sont complexes et se manifestent au sein d’institutions publiques, de paysages, de psychés collectives et d’actions quotidiennes.
Cependant, l’une des limites importantes des lois du marché est que ces dernières peinent à récompenser une variété de sphères essentielles à la vie telles que la santé, l’intendance écologique, l’engagement artistique ou tout ce qui contribue aux communs. Favorisée par la spéculation, l'augmentation des coûts du logement exerce une plus grande pression financière sur les ménages. La chasse au revenu s’accentue, et le temps et l’énergie qui y est dédié occupe une plus grande place dans les routines, les préoccupations ou les ambitions collectives et individuelles. La capacité d’un individu de s’investir dans des initiatives ne s’inscrivant pas dans le marché se voit alors réduite. La financiarisation du logement devient la financiarisation de la vie et nous appauvrit de la valeur incarnée dans la panoplie d’engagements portant peu de valeur d’échange. La société civile se précarise, et le potentiel de ses contributions s’affaiblit.
L'impératif du revenu
Chaque jour, nos choix sont guidés par ce qui est considéré comme acceptable, approprié et possible. Considérons l’impératif du revenu, sans lequel la survie d’une personne et celle de ses proches sont compromises. Ses intérêts, compétences et aspirations sont donc adaptés ou compromis selon les possibilités offertes par la gamme d’emplois disponibles. Exister en dehors de cette structure, c’est-à-dire être sans emploi, se résume à un état de précarité ou même une perte de valeur personnelle ou de sens existentiel : pensons aux « crises » des diplômé.es universitaires, aux dépressions des licencié.es. En somme, à un niveau sociétal, la valeur attribuée à un individu est évaluée par rapport à sa valeur marchande, soit sa capacité de trouver un emploi profitable. À quoi pourrait ressembler un système qui privilégie l’autonomie d’une personne et sa capacité de se dévouer aux engagements qui lui sont importants, peu importe leur profitabilité? Et surtout, comment le logement s’insère-t-il dans cette vision?
L’habitat, le reflet d’une économie
La terre (dans le sens foncier du terme) est essentielle pour le logement, de même que pour le fonctionnement d’une économie. Rappelons que l'étymologie commune qui relie « écologie » et « économie » est la racine grecque oikos qui signifie « maison », tandis que le suffixe nomie signifie « la gestion de ». Vivre dans un lieu, c'est en faire sa maison, et faire d'un lieu sa maison, c'est le gérer correctement. Au sens propre, une économie n’est pas contrainte à l’échange de monnaies, mais englobe plutôt les moyens de coordination qui assurent le bienêtre de ses participant.es.
Étant donné que c’est sur la terre que nous établissons nos maisons, observer comment une société l’occupe peut nous aider à identifier ce qu’elle valorise et ce qu’elle ne valorise pas. La nature de ce qui y est bâti, les acteurs, les valeurs et les systèmes impliqués, constituent autant d’éléments qui dévoilent les valeurs, les suppositions et les systèmes qui définissent la gestion de cette maison terrestre.
On est en juin 2021 et il y a un trou au bord de la Place-des-Arts.
Une image satellite aurait pu facilement le confondre avec une mine à ciel ouvert. On y extrait effectivement quelque chose. Quelque chose de précieux.
Pour voir le vide caverneux de la rue, on peut épier entre les trous du revêtement en plastique orné de graffitis. On se faufile les doigts entre les maillons de la chaîne. On appuie son visage contre le froid de la clôture. Une enseigne déclare : « Accès réservé au personnel autorisé ».
Le chantier des condominiums Maestria vu depuis la rue Sainte-Catherine.
Photo : Thomas Heinrich
L’extraction de valeur financière
Maestria est un complexe de condominiums de luxe en cours de construction au cœur du Quartier des spectacles, à Montréal. Suivant sa construction se tiendront deux tours de verre, comprenant plus de 1500 logements, un gymnase de 4800 pieds carrés, une piscine semi-olympique, un spa, des bains thermaux, une salle de golf virtuel, une bibliothèque, un cinéma et un atelier de réparation de vélo.
Le projet résulte d'un partenariat entre trois acteurs : la plus grande société de capital solidaire du Québec, le Fonds de Solidarité FTQ, gérant aujourd’hui 18,2 milliards de dollars en actifs; une société privée d'investissement international, Fiera Capital, gérant aujourd’hui 188,3 milliards de dollars en actifs; et un magnat du développement immobilier, Devimco, producteur de plus de 3000 logements à Montréal entre 2000 et 2015 (Gaudreau et al., 2020).
Le chantier est inondé de lumière. Sur la rue piétonne qui y fait face, nous sommes rassemblés en petit groupe autour d'une remorque à vélo; jonglant avec des câbles et un ordinateur portable, nous attirons les regards curieux d'un couple qui, dînant sur une terrasse, tente de profiter d’une belle nuit de printemps.
Un lourd projecteur est hissé d'un sac et installé sur un support métallique. Ajusté au bon angle, on le boulonne à son support pour viser la façade du bureau des ventes situé de l’autre côté de la rue. Sa surface noire et lisse aurait tout aussi bien pu avoir été conçue à cet effet.
Concrete Capital est un projet de recherche et une intervention artistique organisés par le collectif Shock Value en 2021, dont la mission visait à mieux comprendre et à rendre publiques la centralité et les répercussions des motivations financières dans le développement immobilier. À travers l’étude du montage financier de Maestria, nous avons pu observer la genèse du processus spéculatif qui initia le projet où une valeur artificielle fut d’abord créée, puis amplifiée et absorbée par des institutions financières.
Pour résumer, entre 2003 et 2018, les quatre lots qui composent le site furent progressivement acquis par quatre sociétés à numéro, toutes affiliées d’une façon ou d’une autre à la FTQ. En 2012, ces sociétés avaient acquis l’ensemble des lots pour une somme de 16,4 millions de dollars. Puis, en 2018, le tout fut vendu à la compagnie Maestria inc. (géré par la FTQ, Fiera Capital et Devimco) pour 70 millions de dollars. Lors du dévoilement du projet la même année, la valeur marchande des terrains fut évaluée à 700 millions de dollars, soit quarante-deux fois ce qu'elle valait en 2012.
Pour mettre le tout en perspective, Maestria stocke à lui seul presque quatre fois la valeur des fonds budgétés en 2022 par la Ville de Montréal pour du logement social (soit environ 80 millions de dollars) (Ville de Montréal, 2021).
Le faisceau lumineux se projette de sa boîte blanche sur la surface noire, la taguant de sa propre valeur d’échange: 700 000 000 $.
Chaque zéro est une fenêtre sur le passé, une incarnation fantomatique des magasins, des salles de concert, des épiceries, des petits restaurants qui s’y tenaient autrefois.
La projection « Concrete Capital » à la Place-des-Arts.
Photo: Thomas Heinrich
Maestria n’existe pas en vase clos. La valeur financière qui lui est attribuée est déterminée par la valeur qui émane de l’environnement dans lequel il se situe. Ainsi, cette valeur n’est pas pour autant due à la qualité architecturale ou à la fonction particulière de l’immeuble, mais plutôt à la « désirabilité » du Quartier des spectacles. Cette valeur serait bien sûr inexistante si Maestria se trouvait au milieu d’un désert, loin de toute activité humaine. Cette interdépendance (identifiée par John Stuart Mill en 1879 sous le nom d’« incrément non gagné ») signifie qu’une valeur foncière est déterminée par une interaction avec les valeurs foncières des propriétés avoisinantes. Cette notion est importante car, de ce fait, elle propose un système qui substitue les qualités intrinsèques d’un lieu (c’est-à-dire sa capacité de bénéficier durablement aux êtres vivants qui l’habitent, qu’ils soient humains ou non) par la valeur d’échange de ses composantes. Et, comme cette valeur abstraite est bâtie sur elle-même en perpétuité, explosant les prix dans le processus, il en résulte que le développement immobilier vise davantage une clientèle aisée, invitée elle-même à utiliser son logement comme levier de fonds, comme actif financier personnel.
Une impasse systémique
Faire l’analyse d’un exemple radical tel que Maestria donne un aperçu des forces et des valeurs culturelles qui guident le développement immobilier actuel. Même s’il peut être considéré comme inacceptable de prioriser le rôle du logement en tant qu’actif financier au détriment de sa fonction de besoin fondamental, cette réalité est actuellement essentielle aux structures économiques qui nous entourent. En effet, les taxes foncières représentent plus de 60 % du revenu municipal montréalais et le marché immobilier plus de 10 % des PIB du Québec et du Canada (Ville de Montréal, 2021 ; Statista, 2022 ; Stokes, 2021).
À première vue, il peut sembler que ces enjeux soient d’une magnitude qui dépasse la sphère d’influence des designers ou des artistes. Cette perspective est cependant renversée lorsque l’on considère qu’un système économique répond à des normes ainsi qu’à des conventions socioculturelles et non à des lois naturelles, comme le laisse souvent sous-entendre la littérature économique. Ces systèmes, en mutation perpétuelle, sont provoqués par les actions et les décisions d’individus, tout autant que par des systèmes légaux et politiques. C’est dans la première de ces deux aires d’action que nous, les non-experts, travaillons.
Des suppositions sous-jacentes
En tant que théorie et approche pratique, le design ontologique démontre que l’acte de concevoir (to design) non seulement reflète, mais crée aussi des croyances et des perceptions culturelles fondamentales. Comme l’explique la théoricienne du design Anne-Marie Willis, « [c]eci se résume à un double mouvement – nous concevons notre monde, alors que notre monde réagit et nous conçoit en retour » (2006, 80).
C’est dans cet esprit que nous développons Valeur collective : reconnaître les valeurs intégrées aux systèmes de prise de décision actuels, évaluer leur pertinence et entreprendre des expériences permettant de concevoir des systèmes alternatifs à une échelle locale.
De façon générale, la vision du monde tenue par un individu ou une culture n’est pas consciemment choisie, ni même enseignée : elle est absorbée par des conventions de langage, des rituels et des institutions. Un système de croyances complexe et nuancé oriente des perceptions et des actions de manière à concrétiser une possibilité plutôt qu'une autre, nous ramenant ainsi à l’idée des espaces positifs et négatifs.
Comment concevoir et créer des alternatives dans une perspective de design ontologique? D’entrée de jeu, nous proposons de prendre un pas de recul et d’examiner certaines prémisses. Ceci nous permet d’établir une compréhension partagée, à partir de laquelle nous pouvons ensuite idéer.
Commençons par une question de base : à quoi sert un logement?
La réponse à cette question pourrait paraître un peu trop évidente : nous avons tous besoin d’un abri pour survivre. Pour aller au-delà de cette réponse logique, mais peu inspirante, nous pouvons adapter la technique des « cinq pourquoi », une méthode d'interrogation itérative créée par l’industrialiste japonais Sakichi Toyoda.
Prémisse : Nous devrions tous être logés de façon adéquate et sécuritaire.
Pourquoi devrions-nous tous être logés?
1. Parce que tout le monde a besoin d’un abri.
Pourquoi devrions-nous tous avoir un abri?
2. Parce qu’avoir un abri est un besoin humain qui détermine notre capacité de survie.
Pourquoi notre capacité de survie devrait-elle être assurée?
3. Parce que lorsque nous devons lutter pour survivre, nous bénéficions de moins de temps pour réaliser des activités importantes pour nous et nos communautés.
Pourquoi devrions-nous avoir le temps pour des activités qui sont importantes pour nous?
4. Parce que ces activités sont indispensables pour l’épanouissement individuel et collectif.
Pourquoi devrions-nous avoir droit à l’épanouissement individuel et collectif?
5. Évident en soi.
Il est fort probable que certain.es lecteurs.trices puissent penser qu’un argumentaire à ce niveau ne soit pas nécessaire et que nous ne devrions pas nous attarder sur le « pourquoi », mais plutôt sur le « comment ». Nous ne sommes pas de cet avis, même si nous touchons au « comment » plus bas. Le principe de base voulant que l’habitat pour tous soit un droit devrait avoir préséance sur d’autres ambitions moins existentielles, telles qu’utiliser le logement comme levier financier. Néanmoins, il l’investissement immobilier joue toujours un rôle central économique au Canada et globalement.
Redéfinir nos ambitions
Le paradigme de production, de main-d’œuvre et d’accumulation matérielle que nous connaissons aujourd’hui est issu d’une compréhension particulière de ce qu’est la richesse et de sa fonction dans la société. En effet, elle provient des spécificités historiques de la révolution industrielle dans lesquelles Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx et leurs contemporains établirent les bases des conceptions économiques actuelles. C’était, par exemple, dans le climat d’expansion commerciale et coloniale des Lumières que Smith, dans La richesse des nations (1776), corréla les surplus de biens matériels avec le bienêtre général d’une population (Rakopoulos et Rio 2018, 276).
En revanche, les ontologies autochtones présentent une compréhension alternative de ce qui compose la richesse. La théoricienne nuu chah nulth Carol Anne Hilton explique qu’au sein de sa culture traditionnelle, la richesse est « de façon inhérente une question de relations, de connexion universelle, de continuité à travers les générations [qui] connecte l’abondance à la générosité » (Hilton 2021, 31). L’importance de maintenir des relations étroites avec d’autres êtres (humains, non humains et spirituels) peut être perçue comme une forme d’investissement non monétaire, promettant des retours importants lorsqu’ils s’avèrent nécessaires (Hilton 2021, 38).
Similairement, en Nouvelle-Zélande, la culture maorie centre le concept de mana – soit la vitalité en toute chose – au cœur de la notion de richesse. « [S]timulé par des valeurs de générosité et d’abondance, et non par celles qui perçoivent les ressources comme étant rares » (Rakopoulos et Rio 2018, 277) le mandat spirituel de mana agit comme force économique directrice pour atteindre un bienêtre interpersonnel, spirituel et écologique.
On identifie des philosophies semblables dans des cultures européennes préindustrielles. Le roi viking Harald Hardradi, par exemple, était un aristocrate ambulant sans royaume fixe, dont la richesse dépendait entièrement des relations bâties avec d’autres nobles scandinaves. Que ce soit sous la forme de cadeaux, de dots ou, dans un contexte spirituel, sous la forme de cérémonies mortuaires, ses biens servaient d’abord et avant tout comme moyen d’établir de bonnes relations (Rakopoulos et Rio 2018, 277).
Le fait de pouvoir redéfinir la richesse par la qualité de nos relations, et non par une valeur monétaire, pourrait s’avérer essentiel pour interrompre l’intrusion du marché dans plusieurs aspects de la vie moderne. La beauté de cette prémisse est qu’elle nous oriente vers une économie qui ne dépend pas du marché pour exister. L’offre et la demande existent déjà en chacun d’entre nous, dans notre besoin inhérent de mutualisme et de soins.
Comment l’habitat pourrait-il refléter une nouvelle économie?
Le rôle du travail non marchand
Revisitons ce que constitue une économie au sens propre, c’est-à-dire les moyens de coordination établis pour assurer le bienêtre de ses participant.es. Même que dans l’esprit de la transition écologique, nous pourrions même spécifier « le bienêtre durable ».
Alors, comment l’intrusion du marché dans la vie commune affecte-t-elle le bienêtre et la résilience? Lorsque l’accès à l’habitat se conjugue aux marchés spéculatifs, le poids financier d’un logement se voit démesurément gonflé : le rôle que joue le revenu dans les priorités d’une personne est alors amplifié. Cette amplification la force à consacrer une plus grande portion de temps au travail rémunéré (c’est-à-dire marchand), qui prend alors préséance sur tout autre engagement, prise d’initiative ou activité non lucrative bénéfique pour elle et sa communauté. Ceci abouti non seulement en une perte de liberté, mais aussi en une société plus vulnérable et déconnectée.
En effet, la capacité d’une communauté à soutenir l’interdépendance de ses membres se résume par la notion de « capital social », faisant référence « aux liens, aux valeurs partagés et à la croyance en une société qui encourage les individus [...] à se faire confiance et à travailler pour se soutenir collaborativement » (Carney 2021, 130). Le capital social est supporté par une infrastructure sociale, représentant les réseaux sociaux développés à travers des espaces, des ressources et des communautés partagés. Cependant, la marchandisation de secteurs essentiels, tels que l’habitat et l’augmentation du coût de la vie qui en résulte, génère des milieux exclusifs et menace notre capacité de produire du capital et une infrastructure sociale. Et, lors de moment de crises, tel qu’un phénomène météorologique extrême, la qualité de cette infrastructure peut devenir une question de vie ou de mort. Dans le livre Heat Wave (2002), Eric Klinenberg observe le rôle fondamental que jouèrent les liens sociaux de plusieurs communautés à Chicago lors de la vague de chaleur qui balaya la métropole américaine en 1995 et qui tua 739 personnes. Les quartiers avec les réseaux sociaux les plus solides s’en étaient sortis avec un taux de mortalité beaucoup moins accru que l’ensemble des autres quartiers.
Certaines activités élémentaires qui influencent le bienêtre et la résilience d’une société (comme les services de soins, le mutualisme, l’intendance écologique, l’activisme ou l’engagement artistique) ne peuvent être adéquatement satisfaites par le système d’offre et de demande du marché. Si le bienêtre durable est bien une ambition économique du XXIe siècle, commençons donc par le renforcement de carrières ou de « projets de vie » non marchands. La liberté de vivre, même de savoir vivre, sans la chasse au revenu, est profondément liée à l’autodétermination nécessaire pour bâtir un capital et une infrastructure sociale. Ces deux points sont interdépendants : pour que des citoyen.nes puissent avoir la capacité de juger et d’instituer des solutions propres aux enjeux auxquels ils font face, la possibilité de vivre (et de savoir vivre) en dehors du marché doit être intentionnellement intégrée à la conscience collective et à des institutions publiques.
Une invitation à l’expérimentation
C’est une journée humide de fin d’été, ce temps de l’année où le soleil soulève des mirages de l’asphalte. En passant une arche de pierre grise, puis une porte surplombée d’un vitrail illustrant une sœur religieuse, nous nous retrouvons au frais dans un long couloir. Au fond, deux portes en bois massif donnent sur une grande salle, où baignent doucement les rayons du midi.
Plusieurs scènes se dessinent ensuite. Un groupe assis en cercle, l’attention portée sur celle qui vient de prendre la parole. Au sol, une longue feuille de papier : prise de notes méticuleuse et Post-its multicolores. Des mains furtives les réarrangent perpétuellement à la recherche de motifs. On partage des idées, de la nourriture, des contacts.
La semaine se termine, et on ne laisse dernière nous qu’une grande pièce vide. Des particules d’idées flottent toujours dans l’air.
Photo: Entremise
Et si, au lieu d’agir comme un puit d’investissements, l’habitat était utilisé comme plateforme de production de valeur non financière? C’est selon cette hypothèse que Valeur collective se développe. À travers ce renversement, l’atténuation des pressions financières liées au logement mobiliserait l’enrichissement du paysage des engagements non marchands et leurs bienfaits essentiels.
Comme initiative expérimentale, notre groupe vise donc à établir un nouveau modèle sous lequel des individus sont plongés dans des conditions favorables aux engagements non marchands, en recourant à des ressources non financières telles que des logements, des espaces de travail, des réseaux interpersonnels, des matériaux, des outils, de la légitimité institutionnelle et plus.
Lors de notre première activité publique, tenue sur une semaine en septembre 2021, nous avons réuni une vingtaine de participant.es sur les thèmes du travail non marchand, de l’autodétermination et de l’alter-économie. Ces échanges ont mené à la production de trois cartographies d’idées illustrant un paysage d’engagements non marchands et ont jeté les bases de Valeur collective comme lieu dédié à l’expérimentation alter-économique. Selon nous, ces assemblages illustrent une véritable économie opérant sous le radar du marché et contribuant de maintes façons à subvenir aux besoins et au bienêtre de ses participant.es.
Une des trois cartographies issues des ateliers Valeur collective en septembre 2021. Les participant.es ont été invité à énumérer des actions, des engagements ou activités dans lesquels ils se sont investis malgré l’absence de rémunération financière.
Parallèlement au déploiement de systèmes fonciers définanciarisés (tels que des coopératives ou des fiducies foncières), nous croyons que nous devons rallier la créativité collective des citoyen.nes-expert.es en créant de nouveaux espaces dédiés à l’imagination et à l’expérimentation des formes économiques de l’avenir à travers une légitimation du travail à motivation intrinsèque. Nous visons à créer une plateforme qui offre le temps, l’espace, la liberté et les ressources nécessaires pour élargir l’éventail des possibilités de changement culturel et systémique.
Valeur collective est donc une invitation publique à patauger dans un espace négatif, à renforcer l’indéterminé, l’insolite et l’inédit. Comme méthodologie, nous décidons de suivre les conseils de l’économiste Kate Raworth et de pratiquer ce qu’elle appelle du « jardinage économique » à travers un processus de diversification, sélection et amplification de solutions. C’est dans cet esprit d’intendance, de prototypage et d’entretien attentif que nous percevons l’incertitude comme une alliée et non comme un danger.
Les conséquences des monocultures agricoles sont bien connues. Une absence de biodiversité crée des écosystèmes fragiles pouvant s’effondrer et mettre en péril la survie de ses membres. Nous croyons qu’il peut en être de même pour une économie. À travers notre travail de designers et d’artistes, nous espérons amplifier une panoplie de modes de coordination économiques alternatifs, et inspirer d’autres outsiders à faire de même.
Nous ne savons pas encore où ce travail nous mènera. Nous espérons seulement créer un engouement collectif pour cet esprit d’expérimentation et la prise en charge des besoins économiques des communautés.
Alors diversifions, sélectionnons et amplifions, que nous puissions tous devenir jardiniers.
Notice biographique
Madelyn Capozzi et Thomas Heinrich détiennent des baccalauréats en design de l’Université Concordia, à Montréal. À travers leur engagement dans les sphères de design durable et participatif, ils travaillent conjointement au sein d’une équipe de cinq designers, urbanistes et artistes à l’élaboration de Valeur collective. Présentement en phase d’incubation au couvent historique de la Cité-des-Hospitalières, le projet est issu du Défi d’offre de logement de la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL), de partenariats avec l’Office des règles et des normes (ORN) et de l’Institut Next-Generation Cities de Concordia.
Références
Carney, Mark. 2021. Value(s). États-Unis: Signal.
Gaudreau, Louis. et al. 2020. « L'immobilier, moteur de la ville néolibérale : Promotion résidentielle et production urbaine à Montréal », Collectif de recherche et d’action sur l’habitat. p. 29.
Hill, Dan. 2012. Dark Matter and Trojan Horses. A Strategic Design Vocabulary. Moscou : Strelka Press.
Hilton, Carol Anne. 2021. Indigenomics. Gabriola Island: New Society Publishers.
Rakopoulos, Theodoros (et Knut Rio). 2018. « Introduction to an Anthropology of Wealth », History and Anthropology 29(3): 275-291.
Statista Research Department. 2021. « Distribution of gross domestic product of Quebec, Canada in 2020, by industry » Statista. 4 octobre. En ligne : https://www.statista.com/statistics/607887/gdp-distribution-of-quebec-canada-by-industry/. (Page consultée le 18 février 2022).
Sterman, John D. 2002. « All models are wrong : reflections on becoming a systems scientist ». System Dynamics Review 18(4) : 513.
Stokes, Deborah. 2021 « Canada's unhinged housing market, captured in one chart » The National Post. 12 novembre. En ligne : https://nationalpost.com/news/canada/canadas-unhinged-housing-market-captured-in-one-chart (Page consultée le 10 mars 2022).
Ville de Montréal. 2021. « Budget 2022 et PDI 2022-2031 de Montréal ». En ligne : https://montreal.ca/articles/budget-2022-et-pdi-2022-2031-de-montreal-24778. (Page consultée le 15 février 2022).
Willis, Anne Marie. 2006 « Ontological designing – laying the ground », Design Philosophy Papers. En ligne: https://www.academia.edu/888457/Ontological_designing (Page consultée le 2 avril 2022).