Résumé
Dans plusieurs centres urbains du pays, le marché de l’immobilier traverse une crise persistante. Depuis le début des années 2000, cette crise a revêtu de multiples formes selon les moments et les régions : recrudescence des expulsions résidentielles, désinvestissement et dégradation des segments les moins rentables du marché locatif, conversions en copropriétés ou à des fins touristiques, croissance des flips immobiliers, pénurie de logement et hausse généralisée du prix de l’habitation. Cette crise, qui a été nourrie par des investissements privés sans précédent, suscite de vives inquiétudes concernant la viabilité à long terme du modèle de croissance immobilière qui en est la cause, et soulève également les importants problèmes d’accessibilité au logement qui en découlent. Pour une portion croissante de la population, il est devenu de plus en plus difficile de trouver un logement de qualité et à moindre coût.
La situation actuelle ravive aussi un débat ancien sur les solutions à apporter à de telles crises qui met plus particulièrement en cause la capacité du marché de l’habitation à répondre adéquatement à l’ensemble des besoins résidentiels. La crise interroge également le rôle que les pouvoirs publics devraient jouer dans le domaine du logement et les formes résidentielles dont ils devraient encourager le développement. Dans quelle mesure ceux-ci devraient-ils aider le secteur privé à mieux loger la population ? Auraient-ils plutôt avantage à soutenir des initiatives résidentielles hors marché, comme le logement public et communautaire ? Bien que les gouvernements du dernier siècle aient fait un peu des deux, leurs politiques en matière d’habitation ont, à tous les paliers, immanquablement été guidées par le principe selon lequel l’intervention de l’État devait se limiter à combler les carences du marché et ne devaient pas viser à s’y substituer. Le secteur non marchand a, dans ce contexte, toujours été condamné à une relative marginalité. Il faut dire que la soumission à la logique du marché des politiques d’aide à la construction de logements plus accessibles a une longue histoire. Elle culmine avec l’émergence de la très équivoque formule du « logement abordable » que l’on retrouve désormais au cœur de tous les programmes de soutien au développement résidentiel, qu’il soit privé ou à but non lucratif.
Les origines du débat
Les problèmes d’accès à un logement de qualité et à moindre coût ne datent pas d’hier, pas plus que les débats portant sur les solutions pour y répondre. Ces problèmes ont pris une ampleur particulière avec les grands bouleversements occasionnés par l’industrialisation au 19e siècle et le passage d’une économie d’autosubsistance fondée sur la petite production agricole et l’artisanat à une économie reposant massivement sur le salariat. Partout où elle se développait, l’industrie employait des milliers de travailleurs et travailleuses qui devaient également trouver à se loger dans des conditions qui, pour la plupart d’entre eux et elles, étaient entièrement nouvelles. Cette nouvelle main-d’œuvre, qui habitait jusque-là sur des terres familiales ou seigneuriales, dans des maisons qu’elle avait elle-même construites ou dont elle avait hérité, devait désormais, souvent avec très peu d’argent en poche, se tourner vers un marché résidentiel dominé par la propriété privée et la liberté des propriétaires. La nécessité de loger la main-d’œuvre salariée est dès lors apparue comme une condition de l’industrialisation et, à partir de ce moment, elle a révélé avec encore plus d’acuité le caractère sociétal de la question du logement.
La dépendance nouvelle des individus envers les marchés du travail et de l’habitation a d’abord posé le problème du lien entre le coût du logement et le niveau des salaires. Pour maintenir les faibles salaires sur lesquels reposaient les profits de l’industrie naissante, il fallait que les travailleurs et travailleuses soient en mesure de se loger à un prix qui ne dépassait pas un certain seuil considéré comme socialement et économiquement viable. Cette limite a d’abord été fixée au strict minimum de subsistance des familles ouvrières pour ensuite évoluer à la hausse sous la pression des luttes pour le droit au logement et face à l’importance accordée au pouvoir d’achat des ménages dans la reproduction du capitalisme dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale. Encore aujourd’hui, face à la présente crise du logement, la question du lien entre les salaires et les prix résidentiels est d’une grande actualité.
Le second problème, qui découlait du premier et qui conserve lui aussi toute sa pertinence, était de savoir à qui devait échoir la responsabilité de loger la main d’œuvre salariée, en particulier celle qui était la plus faiblement rémunérée. Dans plusieurs villes construites sur mesure pour l’industrie, l’employeur s’acquittait bien souvent de cette tâche. À Arvida, par exemple (aujourd’hui un arrondissement de la ville de Saguenay), l’entreprise Alcoa fit elle-même construire au début du 20e siècle les premiers logements destinés aux employés de son aluminerie. Dans les villes qui existaient avant l’apparition de la grande industrie, on privilégia au contraire un certain laissez-faire. Des propriétaires fonciers ou investisseurs érigeaient à la hâte des bâtiments résidentiels locatifs de différentes tailles (des tenements, flats ou plex) conçus pour accueillir un grand nombre de personnes. Un peu partout au Canada, les familles ouvrières étaient aussi nombreuses à construire elles-mêmes leurs petites maisons de fortune dans des secteurs industriels moins prisés ou encore peu développés (Harris, 2004). Cependant, les différentes formes de logement ouvrier réalisées à faible coût pour demeurer à la portée des travailleurs et travailleuses mal rémunérés avaient plusieurs caractéristiques communes : elles offraient un espace habitable exigu, rudimentaire, sans équipement sanitaire adéquat, voire insalubre et elles étaient souvent surpeuplées.
Rapidement, toutefois, et de manière encore plus prononcée avec la grande crise économique des années 1930, l’incapacité du marché et du régime de la libre propriété à loger convenablement et durablement les travailleurs et travailleuses de l’industrie est devenue manifeste. Le logement ouvrier fut vivement critiqué pour les inégalités sociales dont il était à l’origine et la menace qu’il représentait pour l’ordre social. On y voyait d’abord le prolongement dans la sphère domestique des rapports d’exploitation capitalistes. L’Église catholique s’inquiétait, quant à elle, des désordres moraux dont il était la source (la criminalité et la promiscuité, notamment). De nombreux employeurs et administrations municipales constataient également, études à l’appui, que ce type de logement était propice à la propagation de problèmes de santé publique, qui nuisaient au bon fonctionnement des entreprises, et la charge incombait en premier lieu aux pouvoirs locaux. Le mouvement en faveur d’une amélioration des conditions d’habitation gagna plus largement la frange réformatrice des élites qui prit alors conscience des limites, pour la survie du capitalisme, de la logique du libre marché dans le secteur résidentiel. Il fallait subordonner la propriété aux intérêts supérieurs de la croissance économique et que l’État soutienne financièrement la production des logements abordables de qualité que le marché s’avérait à lui seul incapable de fournir.
Malgré l’adhésion suscitée par ce principe, il apparaissait très clair aux pouvoirs publics de l’époque, tout comme, d’ailleurs, à ceux d’aujourd’hui, que leur intervention ne devait pas faire concurrence ou se substituer au marché. Elle devait tout au plus en combler les lacunes, si possible en s’appuyant sur celui-ci. C’est donc à l’intérieur de ce cadre que seront créées les principales mesures publiques d’aide au développement du logement. La priorité sera historiquement accordée au soutien à l’accès à la propriété, mais comme ce mode d’occupation n’était bien évidement pas à la portée de tous, particulièrement de ceux et celles dont les besoins étaient les plus criants, les gouvernements s’engageront également dans deux grands types de politiques d’aide au logement locatif visant à en améliorer la qualité et à en abaisser le coût, et ce avec une intensité variable selon les époques. Les premières politiques consisteront à encourager la construction de logements privés à rendements limités, désormais appelés logements abordables, et les secondes à soutenir le développement de logements hors marché et subventionnés, aussi connus sous le nom de logements sociaux et communautaires.
Le logement à rendement limité ou abordable
Les politiques de soutien au logement à rendement limité regroupent un ensemble de mesures qui ont fait appel au secteur privé pour la production de logements dont les loyers devaient en moyenne être inférieurs à ceux qu’il fallait payer pour habiter dans des immeubles construits sans aide publique. L’abordabilité y était alors un concept relatif défini en fonction de l’évolution des prix du marché : un logement était abordable lorsqu’il rapportait un peu moins à son propriétaire que les logements équivalents situés dans le même secteur. Ce type d’initiative a historiquement obtenu la faveur des pouvoirs publics et a généralement été mieux accueilli que les programmes de logements sociaux parce qu’il demeurait assujetti à la logique du marché.
Les premiers à mettre de l’avant le principe du rendement limité n’ont d’ailleurs pas été les gouvernements, mais des industriels qui, dès la fin du 19e siècle, s’inquiétaient des conditions d’habitation des familles ouvrières. Auteur en 1896 de la célèbre étude The City Below the Hill, l’homme d’affaires et politicien Hebert Brown Ames (1897/1987) fut un promoteur actif auprès des industriels montréalais de la « philanthropie à 5% », c’est-à-dire de la nécessité de prendre en charge la construction de logements de qualité dont le taux de rendement serait restreint à 5% afin que les loyers demeurent à la portée des ménages les plus pauvres. Des initiatives semblables ont également vu le jour ailleurs au Canada, notamment à Toronto, sous la direction de l’industriel G. Franck Beer (Holdsworth et Simon (1994), mais l’investissement philanthropique dans l’habitation locative n’a soulevé que très peu d’intérêt au sein de la communauté des affaires et est par conséquent demeuré marginal. La formule de l’investissement à rendement limité ne connaîtra de véritable essor que quelques décennies plus tard avec la décision des pouvoirs publics d’en soutenir le développement en offrant des incitatifs financiers aux constructeurs. Par exemple, le Programme fédéral des compagnies de logement à dividendes limités, créé en 1962, leur proposait des prêts directs et à taux avantageux afin qu’ils mettent en marché des logements moins chers que la moyenne. À ce programme s’ajouteront plusieurs autres dans les années 1970, tels que le régime canadien de construction de logements locatifs, le programme de revitalisation des quartiers et le programme de construction d’immeubles à logements multiples (Clayton et Miron, 1987).
Toutefois, pour les constructeurs, le fait de renoncer à leurs profits habituels avait une contrepartie. Les logements construits dans le cadre de ce programme étaient de moins grande qualité, n’offraient ni aménagement paysager ni aire de jeu et étaient d’abord conçus pour la clientèle plus rentable que sont les personnes seules (Hanley, 1994).
Après avoir été progressivement délaissé dans les années 1970 et 1980, à la faveur d’un désinvestissement public généralisé dans le domaine du logement locatif, le principe du rendement limité est revenu en force depuis quelques années, mais sous un autre nom : le logement abordable. Ce principe est notamment au cœur de la Stratégie nationale sur le logement, dans laquelle le gouvernement canadien s’est engagé à investir 72 milliards de dollars en dix ans, du Programme d’habitation abordable Québec, récemment annoncé par le gouvernement de François Legault en remplacement du Programme Accès logis qui finançait la construction de logements sociaux depuis la fin des années 1990, et du nouveau Règlement pour une métropole mixte adoptée par la Ville de Montréal en 2021. Ces mesures ne sont pas exclusivement destinées au secteur privé, mais elles lui accordent une place importante. Elles font surtout la promotion d’un produit résidentiel appelé logement abordable, que les développeurs sont invités à inclure dans leurs projets et dont le prix doit être inférieur ou équivalent au loyer médian du secteur – le seuil d’abordabilité étant généralement fixé à 80 % de ce dernier. Les programmes fédéral et provincial proposent des subventions aux développeurs en échange d’un engagement de leur part à maintenir ces seuils d’abordabilité, alors que la politique montréalaise en fait une condition à l’obtention d’un permis de construction.
La définition de l’abordabilité proposée dans le cadre de ces différents programmes fait l’objet de vives critiques et fait craindre à plusieurs que les fonds publics qui y sont investis servent davantage à l’industrie du développement résidentiel qu’à atteindre l’objectif de favoriser l’accès au logement. Face à l’augmentation vertigineuse des coûts de l’habitation depuis le début des années 2000, les seuils d’abordabilité ont, conformément à la manière dont ils sont calculés, suivi les prix de marché et ont donc eux-aussi évolué à la hausse, sans que les revenus des ménages n’aient pour autant suivi la même progression (Gaudreau, Hébert et Posca, 2020). C’est ainsi qu’un logement de deux chambres à coucher (un 4 ½) peut se louer plus 1000$ par mois tout en étant considéré comme abordable. De plus, le soutien public au logement « abordable » a été étendu à des produits résidentiels destinés à l’accès à la propriété qui, par nature, ne le sont beaucoup moins. C’est le cas, par exemple, dans le programme Accès-condos de la Société d’habitation et de développement de Montréal et dans le Règlement pour une métropole mixte de la Ville de Montréal. La persistance des divers paliers de gouvernement à promouvoir le logement abordable, malgré l’écart qui se creuse entre la conception qu’ils en ont et celle qui relève du sens commun, illustre bien leur difficulté à penser la question du logement en dehors du marché. Même si les politiques d’aujourd’hui semblent avoir déplacé leur centre d’intérêt du rendement vers l’abordabilité, les garanties de revenus pour le secteur privé demeurent l’exigence première. Celles-ci dictent le type de logement à construire ainsi que ses conditions d’accès.
Le logement social ou hors marché
Il existe pourtant des formes non-marchandes de logement, d’ailleurs financées par les pouvoirs publics, qui permettent d’éviter ces écueils, mais auxquelles on a toujours réservé une place marginale afin de ne pas faire obstacle à l’initiative privée. En fait, le logement non-marchand soutenu par l’État, mieux connu sous le nom de logement social, est strictement conçu depuis ses débuts au Canada comme une intervention ciblée visant à répondre aux besoins résidentiels des groupes les plus vulnérables que le marché ne parvient pas à satisfaire. Jusqu’ici, il n’a jamais été pensé comme un moyen sur lequel pourrait s’appuyer le développement résidentiel à plus large échelle ou comme une formule pouvant s’adresser à l’ensemble de la population.
Le logement social se définit comme un type d’habitation dont la construction a été financée par l’État et dont la gestion est confiée à des acteurs non-marchands, soit à des organismes municipaux ou à but non lucratif. Il a aussi la particularité d’offrir, en totalité ou en partie, des logements dits subventionnés dont le loyer est calculé en proportion du revenu des locataires et qui, en règle générale, ne peut dépasser 25% de ce dernier. Contrairement au logement privé à rendement limité ou au logement abordable d’aujourd’hui, le logement social propose ainsi une tout autre mesure de l’abordabilité qui est établie en fonction de la capacité de payer des individus et non de l’évolution des prix sur le marché. On retrouve deux types de logements sociaux au Canada, le logement public et le logement communautaire.
Le logement public est né d’une initiative fédérale à laquelle les provinces et les municipalités ont aussi contribué financièrement. Comme son nom l’indique, il est de propriété publique et, au Québec, il est géré par les offices municipaux d’habitation. Dans un logement public, aussi appelé habitation à loyer modique (HLM), tous les locataires paient un loyer équivalant à 25% de leur revenu. Le premier programme de soutien au développement du logement public a été créé pour répondre aux besoins des soldats ayant participé à la Seconde Guerre mondiale et à ceux de leur famille. Il a, par la suite, été remplacé en 1949 par un programme élargi d’habitations à loyer modique dont les plus importantes réalisations verront le jour dans les années 1960 et 1970. Le logement public a aussi été construit en suivant des normes établies par la Société canadienne d’hypothèque et de logement (SCHL) pour combattre la prolifération des taudis. Malgré cela, plusieurs voix se sont rapidement fait entendre pour dénoncer la qualité minimale des immeubles, l’austérité de leur facture esthétique et le peu de place laissée aux locataires pour aménager leur logement selon leurs goûts. La réponse des autorités à ces critiques fut alors très éclairante sur les visées du programme : il s’agissait d’habitations destinées aux pauvres qui ne devaient pas mieux pas paraître ou être de meilleure qualité que celles offertes par le secteur privé aux ménages plus riches. Le logement public n’avait pas non plus pour mission de fournir un chez soi, mais une solution temporaire jusqu’à ce que ses locataires aient les moyens d’accéder à la propriété (Holdsworth et Simon, 1994; Hannley, 1994). Au milieu des années 1990, le gouvernement fédéral a, dans le cadre de ses politiques de lutte contre les déficits budgétaires, mis fin au financement du logement public. Celui-ci n’a pas été repris depuis, ni par les provinces ni par les municipalités. Les milliers d’unités construites au cours des décennies précédentes existent encore, mais plusieurs ont atteint un niveau avancé de vétusté qui contribue à alimenter la réputation de logement de second ordre qui leur a été accolée dès le début (Ducas, 2021).
Les programmes publics de logement communautaire ont eux aussi été créés dans les années 1960 mais ont connu leur véritable essor au cours de la décennie suivante, à partir du moment où le gouvernement fédéral en est venu à voir dans ce type d’habitation une solution aux problèmes observés dans les logements à rendement limité et dans les habitations à loyer modique. Le logement communautaire est une forme de logement social financée par l’État mais dont la gestion relève d’un organisme à but non lucratif administré soit par des membres ou organismes de la communauté, soit par les locataires eux-mêmes. Dans ce dernier cas, d’ailleurs plus fréquent, on dira qu’il s’agit d’une coopérative d’habitation parce qu’elle est collectivement gérée par ses occupants.
Dans le domaine résidentiel, le mouvement coopératif a des origines remontant à la formation des premières sociétés de construction au milieu du 19e siècle, qui regroupaient des travailleurs de la classe moyenne ayant choisi de mettre en commun leur épargne pour financer la construction de maisons dont ils deviendraient propriétaires. Au Québec, ce modèle a été adopté près d’un siècle plus tard par des coopératives de propriétaires (Collin, 1986). À l’origine, les coopératives résidentielles n’étaient pas conçues comme des alternatives au logement marchandisé. Elles constituaient plutôt un moyen d’abaisser les coûts d’accès à la propriété pour leurs membres. Une fois cet objectif atteint, la coopérative était dissoute et chaque propriétaire pouvait disposer de son bien à sa guise, même en tirer des revenus. L’idée de financer publiquement la construction de coopératives destinées à des locataires et qui seraient retirées du marché de façon permanente, est apparue du besoin de loger des familles qui étaient ni assez riches pour accéder à la propriété, ni assez pauvres pour vivre dans un HLM, et pour qui les logements privés à dividendes limités de petite taille et de piètre qualité étaient mal adaptés. De tels ensembles résidentiels devaient aussi offrir un environnement social mixte où des familles pauvres et à revenu moyen pourraient se côtoyer. Ainsi conçu, le projet coopératif nourrissait l’espoir que la proximité spatiale favoriserait la proximité sociale et l’émulation entre les classes de manière à éviter de reproduire les formes de ségrégation observées dans les HLM. C’est pourquoi, dès le départ, les programmes publics ont pris soin de distinguer les deux groupes auxquels devait s’adresser le logement coopératif en réservant à chacun une méthode différente pour le calcul du loyer et limitant, par le fait même, l’accès au logement entièrement démarchandisé aux plus pauvres : ces derniers paieraient un montant établi en fonction de leur revenu et les personnes à revenu modeste ou moyen s’acquitteraient d’un loyer abordable, inférieur à la moyenne de marché.
Mobiliser les ressources publiques à bon escient
Le gouvernement fédéral s’est retiré du financement du logement communautaire dans les années 1990 jusqu’à l’adoption de sa Stratégie nationale sur l’habitation en 2017. Au Québec, l’État provincial a pris le relai en créant le programme Accès logis, qui souffrait d’un sous-financement chronique avant d’être remplacé au début de l’année 2022 par le Programme d’habitation abordable Québec. Dans les deux cas, le principe d’un loyer démarchandisé et calculé en fonction du revenu des locataires a entièrement disparu au profit, comme nous l’avons vu, de loyers dits abordables. Les trois dernières décennies marquent ainsi un virage dans le financement du logement communautaire. Celui-ci demeure soustrait au marché dans la mesure où il est de propriété collective (ou communautaire) et ne peut être utilisé à des fins lucratives. Cependant, il a lui aussi été colonisé par la nouvelle conception de l’abordabilité que les pouvoirs publics promeuvent auprès du secteur privé. Ses conditions d’accès sont désormais les mêmes que dans le logement à dividende limité et donc plus dépendantes de l’évolution du marché, ce qui, avec la fin du financement du logement public, fait perdre aux programmes de logements sociaux l’une des caractéristiques qui en avaient au départ justifié la création.
La disparition des programmes finançant la construction de logements entièrement démarchandisés, c’est-à-dire de l’habitation sans but lucratif et dont le prix est fixé en fonction du revenu, survient alors qu’une importante crise d’abordabilité frappe la plupart des régions du pays et que des demandes plus nombreuses pour des alternatives au logement privé se font pourtant entendre. La marginalité à laquelle le logement non-marchand et financé par l’État a toujours été confiné, semble avoir redonné vie à l’idée selon laquelle de telles alternatives auraient plus de chance de voir le jour en s’appuyant sur la capacité d’auto-organisation des communautés plutôt qu’en comptant exclusivement sur l’appui des pouvoirs publics. C’est ainsi que l’on assiste, depuis peu, à l’émergence de projets collectifs qui, sans nécessairement rompre avec la logique du marché, tentent de lui imposer certaines limites et de faire prévaloir l’usage sur l’échange, comme le veut l’expression consacrée. Parmi ceux-ci, on compte des coopératives de propriétaires, des fiducies foncières communautaires et des projets de logements abordables pour étudiant.es. Ces initiatives sont cependant freinées par le marché lui-même qui leur impose des coûts d’acquisition de terrains et de construction susceptibles d’en compromettre l’abordabilité si ce n’est la viabilité. De telles contraintes limitent aussi l’envergure des projets et l’importance de l’alternative qu’elles sont effectivement en mesure de représenter. C’est pourquoi le développement à grande échelle du logement non-marchand et répondant davantage aux besoins résidentiels du plus grand nombre semble difficile à envisager sans la mobilisation des pouvoirs financier et réglementaire de l’État.
Notice biographique
Louis Gaudreau est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est également membre du Collectif de recherche et d’action sur l’habitat (CRACH) et chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS).
Références
Ames, Herbert Brown. 1897/1987. The City Below the Hill: A Sociological Study of a Portion of Montreal. Toronto : University of Toronto Press.
Collin, Jean-Pierre. 1986. La cité coopérative canadienne-française, St-Léonard-de-Port-Maurice, 1955-1963. Québec : INRS-Urbanisation / Presses de l’Université du Québec.
Ducas, Isabelle. 2021. « Québec promet 2 milliards pour rénover des HLM vétustes », La Presse, 22 novembre.
Gaudreau, Louis, Guillaume Hébert et Julia Posca. 2020. Analyse du marché de l’immobilier et de la rentabilité du logement locatif. Note socio-économique, Institut de recherche et d’informations socio-économiques, 20 p.
Hannley, Lynn. 1994. Les habitations de mauvaise qualité. Dans Miron, John, R. Habitation et milieu de vie. Évolution du logement au Canada, 1945 à 1986. Montréal / Ottawa : Mc Gill-Queen’s University Press, 229-247.
Harris, Richard. 2004. Creeping Conformity: How Canada Became Suburban, 1900-1960. Toronto : University of Toronto Press.
Holdsworth, Deryck et Joan Simon. 1994. « Les formes d’habitation et l’utilisation de l’espace intérieur ». Dans Miron, John, R. Habitation et milieu de vie. Évolution du logement au Canada, 1945 à 1986. Montréal / Ottawa : Mc Gill-Queen’s University Press,212-228.