Offrir un toit aux plus démunis: chronique de la production du logement social
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Comment citer

Beaudet, G. (2022). Offrir un toit aux plus démunis: chronique de la production du logement social. Revue Possibles, 46(1), 31-41. https://revuepossibles.ojs.umontreal.ca/index.php/revuepossibles/article/view/471

Résumé

Survenue en Grande-Bretagne à la fin du 18e siècle, la Révolution industrielle prend naissance à la campagne, là où se trouvent les sources d’énergie hydraulique, les matières premières et la main d’œuvre. Les perfectionnements de la machine à vapeur favorisent rapidement un déplacement des manufactures dans les faubourgs des villes. L’industrialisation change dès lors radicalement la donne en matière d’urbanisation. 

L’afflux de milliers de ruraux à la recherche d’emplois requiert la construction à l’avenant de logements. L’absence de réglementations, le laxisme des autorités et la recherche de profits contribuent à la constitution d’habitats ouvriers mal conçus, dénués d’infrastructures de base —aqueduc et égout— et construits à la hâte. La proximité des infrastructures ferroviaires et des équipements de production y contribue à l’insalubrité généralisée, qui s’accroît avec une surpopulation presque inévitable.  

Les maisons dites back to back, présentes dans la quasi-totalité des villes industrielles britanniques, les mietskaserne —casernes locatives— qui encombrent les cours intérieures de plusieurs quartiers de Berlin, les Tenements newyorkais —bâtiments de six ou sept étages à logements multiples comportant plusieurs pièces sans fenêtres—, ainsi que les maisons de fond de cour construites en deuxième moitié du 19e siècle dans les faubourgs montréalais, sont quelques-unes des figures extrêmes de l’insalubrité résidentielle en milieu industriel. Elles n’épuisent toutefois pas le registre des taudis. D’autant que, même des constructions de meilleure tenue peuvent se taudifier suite au manque d’entretien, à une subdivision bâclée en plus petites unités, à la construction d’appentis en cours arrière et à la surpopulation. 

 

Hygiénisme et insalubrité 

La ville industrielle n’a pas inventé l’insalubrité. Le vieil Édimbourg et le vieux Barcelone comptent, à la fin du 18e siècle, parmi les villes européennes les plus dangereuses pour la santé de leurs habitants, notamment en raison de densités construites et habitées immodérément, combinées à l’absence d’infrastructures et d’équipements sanitaires. La ville industrielle a cependant porté l’insalubrité à des niveaux inédits. La situation est telle que des Commissions d’enquête sont constituées dès les années 1830 en Grande-Bretagne. L’hygiénisme, né au 18e siècle à la faveur de découvertes scientifiques, y trouve matière à indignation et à dénonciations. Des médecins et des réformateurs, de plus en plus nombreux à l’approche du tournant du siècle, documentent les différentes déclinaisons de la ville mortifère et de ses sordides ateliers. 

La statistique et la cartographie —qui permettent la distribution spatiale des données— sont mobilisées. Louis-René Villermé (1782-1863), Sir Edwin Chadwick (1800-1890), Friedrich Engels (1820-1895) et Charles Booth (1840-1916) constituent des figures de proue d’une approche à prétention scientifique. D’autres, à l’instar du photographe Jacob Riis (1849-1914) à New York et de l’éditeur Albert Kohn (1857-1926) à Berlin, ont recours à la photographie pour compenser le caractère impersonnel des séries statistiques. Des écrivains, dont Charles Dickens (1812-1870) et Émile Zola (1840-1902), apportent également leur contribution à la dénonciation. Les résistances des autorités et des propriétaires sont toutefois nombreuses. En Allemagne, au début du 20e siècle, l’Union prussienne de la propriété foncière et immobilière tente, en vain, de faire interdire les enquêtes sur le logement. Le libéralisme économique et le conservatisme social ne sont guère des terreaux fertiles pour les politiques et des législations à portée sociale. 

 

L’éradication des taudis et le logement social 

Les grandes épidémies qui se succèdent à compter des années 1930 contribuent à saper les résistances, ne serait-ce que parce que la maladie ne fait pas de différence de classes ou de quartiers, même si certains sont plus touchés que d’autres. Bien que les mécanismes d’émergence et de diffusion des maladies soient toujours mal compris, les environnements insalubres sont pointés du doigt. En Angleterre, la première loi sur l’éradication des taudis est adoptée en 1868. À Paris, les six premiers îlots insalubres —des concentrations de taudis— sont désignés en 1906, suite à une enquête de terrain menée entre 1894 à 1904. Dans le dernier quart du 19e siècle, plusieurs villes allemandes démolissent des taudis pour ouvrir de grandes avenues et créer des espaces verts. Dans la métropole étatsunienne, les lois adoptées à compter de 1868 avaient tenté, en vain, de rendre les Tenements moins malsains; le New York State Tenement House Act de 1901 en interdit définitivement la construction. 

La destruction des taudis ne résout que partiellement le problème, dans la mesure où, si de nouveaux logements ne sont pas offerts en compensation, elle entraîne le déplacement des résidents vers d’autres quartiers dont les conditions de vie se dégradent inévitablement. Or, la construction de logements sociaux n’est pas à l’ordre du jour des autorités publiques, du moins, sauf exceptions, pas avant le début du 20e siècle. On hésite donc à jeter les gens à la rue, hormis quand il s’agit de réaliser de grands travaux urbains, notamment la percée de larges avenues. 

Diverses solutions sont néanmoins expérimentées. Dans Westminster, la percée de Victoria Street, réalisée en 1851, vise la destruction des taudis du secteur connu sous le nom évocateur de Devil’s Acre. Conçu comme une expérience d’ingénierie sociale et morale, le chantier comporte un volet résidentiel. Rochester Buildings, construits en 1862, constituent l’un des plus anciens projets de logements sociaux de la capitale. Toujours à Londres, George Peabody (1795-1869), un riche homme d’affaire étatsunien, fonde, en 1862, le Paebody Trust. Érigé l’année suivante, Paebody Square est un des premiers projets de logements à loyer modique réalisés dans le cadre de la philanthropie à 5 %, soit le rendement consenti à ceux qui acceptent de consacrer une partie de leur fortune à la construction de logements destinés aux plus démunis. La formule a toutefois un impact limité, comme le montre un exemple montréalais. 

L’ouvrage de Herbert Brown Ames The City Below de Hill: A Sociological Study of a Portion of the City of Montreal, paru en 1897, est l’étude à visée sanitaire la plus connue à Montréal. L’auteur y décrit les conditions de vie des populations des quartiers du Sud-Ouest. Il ne se contente toutefois pas de dénoncer la piètre qualité de nombreux logements et la présence de maisons de fond de cour et de latrines. Il invite les hommes d’affaires à consacrer une partie de leur fortune à la construction de logements sociaux. Lui-même fait ériger, rue William, un ensemble de quatre maisons —Diamond Court— comportant 39 logements de 3 à 6 chambres et une épicerie. L’exemple n’aura pas de suite. 

Quelques opérations, qui anticipent la rénovation urbaine de l’immédiat après la Seconde Guerre mondiale, doivent néanmoins être lancées dans plusieurs villes par les autorités en raison de la gravité de la situation. À Sheffield, une des villes les plus insalubres de Grande-Bretagne, plusieurs édifices du quartier Hollis Croft sont démolis en 1898-1899. Comme un peu partout où des taudis sont détruits, les nouvelles constructions ne compensent qu’en partie le nombre de logements détruits. Un peu partout aussi, des industriels entendent soustraire leurs employés et leurs familles aux conditions de vie des faubourgs. Leurs motivations sont multiples : paternalisme, désir de permettre aux employés de se réaliser en dehors des cadres stricts du travail, volonté d’un contrôle socio-moral des employés, soumission de ces derniers à la culture d’entreprise. 

Saltaire (1851→), Port Sunlight (1887→) et Bourneville (1893→) en Angleterre, de même que Hershey (1894→) aux États-Unis, constituent des réalisations phares. La cité d’Altehof (1892→) en Allemagne se distingue en ce qu’elle accueille des ouvriers retraités ou handicapés de l’entreprise sidérurgique Krupp. Pullman Town aux États-Unis a été créée en 1880, par George Pullman, le plus important constructeur de wagons ferroviaires du pays. Cette réalisation constitue un des exemples les plus notoires d’urbanisme moral, c’est-à-dire d’un urbanisme voué à modifier des comportements jugés contraires à la norme sociale. L’entreprise est frappée en 1894 par une grève particulièrement dure. La commission d’enquête qui en examine les causes conclut que les qualités de cette cité, tant admirées par les visiteurs, n’avaient qu’un intérêt limité pour les travailleurs en raison des propensions de Pullman à imposer aux résidents des règles de vie excessivement rigoureuses. 

Les compagnies ferroviaires allemandes et françaises comptent parmi les entreprises les plus actives au regard du logement de leurs employés. En Prusse, ce privilège est étendu aux fonctionnaires de l’État. Ces réalisations ne peuvent cependant compenser l’absence de politiques publiques, puisque les journaliers, les ouvriers non spécialisés, les chômeurs et les invalides sont laissés pour compte. 

La construction de logements à bon marché constitue une des premières incursions de l’autorité publique dans le domaine du logement social. Des législations nationales, à l’instar de la Loi Siegfried, votée en France en 1894, explorent diverses modalités de gestion et de financement des projets. Les résultats sont toutefois insatisfaisants compte tenu de l’ampleur des besoins. La guerre n’arrangera rien. 

 

L’entre-deux-guerres 

En Europe, le problème des taudis reste entier au sortir de la Première Guerre mondiale, sans compter que plusieurs villes doivent être reconstruites. Le chantier est d’autant plus colossal que les belligérants sont financièrement ruinés. Plusieurs reconstructions s’échelonneront par conséquent sur plus d’une dizaine d’années, forçant les populations à s’entasser dans des baraquements érigés aux abords des villes. 

Les carnages de la guerre entraînent une réelle soif de changements. Les gouvernements se sentent obligés de répondre favorablement aux aspirations des masses. D’autant que le bolchévisme suscite de nombreuses craintes chez les élites. 

En Allemagne, la constitution de Weimar, adoptée en 1918, prévoit de donner à chaque famille un logement sain et confortable. Au Royaume-Uni, l’examen médical des conscrits avait révélé les effets de l’insalubrité sur la santé des jeunes hommes. En 1919, le gouvernement adopte une loi sur le logement et l’urbanisme en vertu de laquelle des conseils municipaux doivent contribuer à la construction de logements publics conformes aux normes dites Tudor Walters, du nom du président de la Commission d’enquête sur le logement dont le rapport avait été déposé l’année précédente. En France, les lois de 1906, 1908 et 1912 visent à consolider la filière de production des Habitations à bon marché (HBM), entre autres du point de vue du financement. En 1928, une nouvelle loi engage l'intervention financière de l'État pour favoriser la construction d'habitations populaires. 

Au tournant du siècle, l’Anglais Ebenezer Howard avait esquissé le concept de cité-jardin. Une Garden City Association est fondée en 1899 et le chantier de Letchworth Garden City est lancé en 1903. Le concept howardien permet d’envisager la production de nouveaux types d’habitat auxquels sont épargnés les maux de la ville industrielle. Sa diffusion est remarquablement rapide. Une association de cités-jardins avait été créée en Allemagne dès 1902. D’autres le sont en France et en Belgique en 1903, aux États-Unis en 1906 et en Espagne en 1912. Plusieurs cités-jardins corporatives et coopératives émergent en banlieue des grandes villes, notamment en Allemagne, en France, en Belgique, en Espagne. Rares sont celles qui adoptent in extenso la formule développée par Howard, notamment en ce qui concerne la mixité sociale, ainsi que l’autonomie économique fondée sur la présence d’entreprises variées. La plupart d’entre-elles s’apparentent davantage à la banlieue-jardin de Hampstead, construite à compter de 1906 au nord de Londres. Les résidents de ces cités-jardins jouissent d’un cadre de vie auquel il aurait été difficile d’aspirer quelques décennies auparavant. Mais il faut en faire plus. 

Dans plusieurs villes, des ensembles résidentiels comptant quelques centaines à plus d’un millier de logements sont érigés. Les clientèles visées sont extrêmement contrastées. Alors qu’en Autriche une grande proportion de la population est admissible au logement social, aux États-Unis, ce sont généralement les strates les plus défavorisées de la population noire qui sont ciblées. Les choix faits par les autorités durant les années 1920 auront souvent une influence sur les politiques de logement social adoptées après la Seconde Guerre mondiale. 

Certaines initiatives visent surtout à résorber la crise du logement et une partie du nouveau parc immobilier sera commodément construit à la périphérie des villes. D’autres ciblent également l’éradication des taudis. Plusieurs ensembles résidentiels sont par conséquent construits là où les édifices insalubres ont été détruits. Dans ce cas, l’amélioration souhaitée ne se limite pas au logement. Il s’agit en effet de mettre à profit les avancées de l’urbanisme pour créer de nouvelles formes d’habitats. 

Sous la république allemande de Weimar, on construit quelque 2,5 millions de logements entre 1919 et 1932, dont 80 % sous financement public. Avant 1939, l’Allemagne est le pays qui compte le stock de logements locatifs social le plus important d’Europe. À Berlin, les cités du modernisme sont érigées à la périphérie de la ville entre 1913 et 1934. De tels ensembles sont également érigés dans quelques autres villes. 

À Vienne, 65 000 logements sociaux sont construits par la municipalité entre 1920 et 1934. Le Karl-Seitz-Hof (1926→) et le Karl-Marx-Hof (1927→), deux immenses barres de 1 173 et 1 382 logements, se démarquent par leur architecture résolument moderniste. Dans un pays passablement conservateur, la capitale se distingue par l’adhésion résolue de ses élus à la social-démocratie. 

En France, les habitations bon marché se multiplient. Il s’agit d’ensembles immobiliers de quelques centaines de logements, dont certains se revendiquent un peu abusivement de la cité-jardin howardienne. Construite à compter de 1933, la Cité de la Muette à Drancy est généralement considérée, avec ses 1 250 logements répartis dans des barres et des tours à l’architecture dépouillée, comme le premier grand ensemble français. La France accuse toutefois un important retard qui se fera cruellement sentir au sortir de la guerre. 

Au Royaume-Uni, la Loi sur le logement de 1930 encourage la lutte contre les taudis. Elle impose un changement de cap qui se traduit par l’abandon du modèle de la cité-jardin howardienne qui avait été privilégié dans les années 1920. La destruction des voisinages de taudis est suivie de remembrements fonciers qui favorisent la construction d’ensembles résidentiels composés d’immeubles à appartements de trois à cinq étages. Les concepteurs de certains d’entre eux ont été influencés par les réalisations modernistes en Europe continentale. À l’instar de La Muette, White City Estate, dans le quartier londonien de Hammersmith, annonce la production industrialisée de l’après-guerre. Cet ensemble de 49 édifices de 5 étages comptant plus de 2 200 logements devant accueillir 11 000 résidents est mis en chantier en 1936. Il n’est partiellement complété qu’après 1945. 

La diffusion des nouveaux modèles d’habitation à caractère social alimente les réflexions et les conceptions locales. La Hollande, la Belgique, le Danemark et les autres pays européens empruntent des voies apparentées à celles qui ont été évoquées ci-dessus. Des spécificités locales, liées aux modes d’habiter, aux traditions architecturales, aux partis urbanistiques émergents et aux cultures politiques sont néanmoins perceptibles. 

Aux États-Unis, les mal-logés sont extrêmement nombreux au sortir de la Grande Guerre, particulièrement dans les communautés afro-étatsuniennes. Mais, dans ce bastion du libéralisme économique, l’intervention publique est généralement mal vue. La situation est par conséquent très difficile au moment où se déclenche la crise des années 1930. Élu à la présidence en 1929, Herbert Hoover se montre indifférent au sort des plus démunis. Des centaines de campements précaires, nommés par dérision Hooverville, se constituent dans toutes les grandes villes. Plusieurs sont démantelés par les forces de l’ordre avant de se reconstituer. 

Élu président en mars 1933, Franklin D. Roosevelt imprime à l’action publique un changement de cap radical. Inscrits à l’aune du New Deal, une cinquantaine de projets de logements sociaux seront réalisés à compter de 1935, dont Lockefield Gardens à Indianapolis (748 logements), Neighborhood Gardens à Saint-Louis (252 logements) et Harlem River Houses à New York (574 logements). Menées dans des quartiers centraux où la démolition de taudis précède la construction de ces ensembles, ces opérations anticipent la rénovation urbaine d’après-guerre. Elles sont toutefois trop peu nombreuses pour mettre fin à la crise du logement. 

 

L’après Seconde Guerre mondiale 

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les pays industrialisés sont aux prises avec une sévère crise du logement. Dans les pays directement touchés par les combats, les destructions ont été massives. Elles ajoutent à la vétusté et à l’insalubrité des habitats ouvriers et à l’insuffisance de politiques de logement social de l’entre-deux-guerres. Le retour à la normale en sera d’autant plus difficile. Dans les pays restés à l’écart des zones de combat, la crise du logement est attribuable au délabrement d’un grand nombre de logements ouvriers et à la croissance démographique due à l’arrivée en ville de nombreux ménages à la recherche d’emploi dans les industries de guerre. Pour les autorités, la situation est d’autant plus intenable qu’en Europe de l’Ouest, le communisme pourrait trouver dans cette situation un terreau fertile à la concrétisation de ses ambitions. 

L’adoption, en 1948, du plan Marshall permet aux responsables publics du dossier de l’habitation de s’attaquer au problème. La reconstruction des villes est facilitée par la mise en œuvre d’innovations technologiques et de l’industrialisation du bâtiment. On table généralement sur les expériences menées dans l’entre-deux-guerres par certaines municipalités, notamment en Allemagne, en Autriche et en Angleterre, pour adopter des politiques de logement qui font du grand ensemble résidentiel le fer de lance de la stratégie de résorption de la crise du logement. Une stratégie qui est couplée, en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, à la volonté politique de transformer la construction résidentielle en un secteur industriel de pointe. 

En Europe, de part et d’autre du rideau de fer, les grands ensembles construits par l’autorité publique permettent à des millions de ménages d’accéder à un logement bien équipé et abordable. Les barres et les tours librement disposées en grands nombres sur de vastes îlots concrétisent les avancées de l’urbanisme fonctionnaliste et de l’architecture moderniste. On les découvre aussi bien au cœur de certaines villes détruites qu’à leurs périphéries. Le droit au logement semble être devenu un acquis pour les plus démunis, mais aussi, dans certaines villes, dont Vienne, pour des ménages mieux nantis. La formule du grand ensemble et des habitats conformes aux préceptes des Congrès internationaux de l’architecture moderne (CIAM, 1928→) s’impose par ailleurs dans les pays qui accèdent à l’indépendance dans les décennies d’après-guerre. 

Cette approche est privilégiée aux États-Unis et, dans une bien moindre mesure, au Canada. Mais de ce côté-ci de l’Atlantique, les programmes de logements sociaux restent à la traîne de la production du logement privé, en raison de l’engouement pour l’accès à la propriété unifamiliale facilité par l’enrichissement de la classe moyenne durant le conflit et par la mise en œuvre de nombreux programmes gouvernementaux. Cette prépondérance a un effet bénéfique sur la crise du logement. Dans plusieurs villes, la migration des ménages en banlieue libère en effet de nombreux logements dont l’accès permet à des ménages moins privilégiés d’améliorer leur sort, tant en termes de superficie habitable que de qualité. À tout le moins pour un certain temps. 

La construction de logements sociaux s’impose néanmoins. Elle est la contrepartie indispensable des programmes d’éradication des taudis. À New York et à Chicago, mais aussi dans toutes les autres grandes villes étatsuniennes, l’érection de grands ensembles s’inscrit dans le cadre de politiques de rénovation urbaine mises en œuvre suite à l’adoption, en 1949, de la Loi fédérale sur le logement. Entre 1949 et 1974, 2 100 projets sont lancés. Quelque 400 000 logements sont détruits. 

À New York, Stuyvesant Town (1947→), un ensemble de 110 immeubles comportant quelque 9 000 logements, et les habitations Jacob Riis (1949→), un groupement de 19 édifices totalisant 1 191 logements, constituent les projets phares d’une stratégie qui a permis de construire quelque 150 000 logements. Une partie de la production, quoique bénéficiant d’un financement public partiel, est toutefois destinée au marché. C’est le cas de Stuyvesant Town, construite à l’initiative d’une compagnie d’assurances après que la ville eut délogé les résidents et rasé le quartier. 

À Chicago, l’ensemble immobilier Ida B. Wells (1941→) avait été, avec ses 1 662 logements, le plus grand projet-pilote construit à l’initiative du Service des travaux publics du président Roosevelt. Stateway Gardens (1955→), un complexe résidentiel de 8 tours comportant 1 644 unités de logement, et les habitations Robert R. Taylor Homes (1959→), une enclave noire constituée de 28 édifices de 16 étages comprenant 4 415 unités de logements, sont également des projets de logements sociaux de premier plan. 

À Saint-Louis, l’ensemble Pruitt-Igoe (1954→) compte 2 870 logements répartis dans 33 immeubles de onze étages distribués sur un terrain de 23 hectares. La cité est divisée en deux : Pruitt pour les locataires Noirs, et Igoe pour les Blancs. En 1951, le projet s’était mérité le prix de la conception du meilleur appartement pour édifice en hauteur de la revue Architectural Forum

Au Canada, la production de logements abordables est d’emblée priorisée dans l’immédiat après-guerre. À Montréal, Benny Farm, un ensemble résidentiel de 384 logements répartis dans 64 bâtiments de trois étages, est construit en 1946-47 par les Housing Enterprises Ltd. Les logements, destinés à des ménages de vétérans, se démarquent des plex montréalais construits jusqu’au début des années 1930, tant par leur architecture que par leur implantation. 

Créée en 1946, la Société centrale d’hypothèques et de logement (SCHL) est associée à plusieurs projets résidentiels multifamiliaux du même type dans l’ensemble du pays. L’objectif visé est la mise en chantier d’ensembles résidentiels à loyer modique. Pour y parvenir, la SCHL met en œuvre un Programme des Compagnies de logement à dividendes limités créé en vertu de la Loi nationale sur l’habitation de 1944. Comme dans le cas de Benny Farm, le petit immeuble à logement sans ascenseur est le type architectural privilégié. Les ensembles érigés sur des méga-parcelles comptent généralement quelques centaines de logements, mais certains dépassent le millier. Destiné à contrer les insuffisances de la production privée du logement locatif, le programme connaît plusieurs ratés : localisation désavantageuse, mauvaise desserte en transport public, construction de mauvaise qualité, nombre de chambres insuffisant, absence d’aires de jeux, gestion défaillante. Le programme est abandonné au milieu des années 1970. 

Au pays, la rénovation urbaine est à l’origine de la destruction de plusieurs dizaines de milliers de logements, dont plus de 27 000 à Montréal seulement entre 1957 et 1974. La construction de logements sociaux ne peut être écartée. 

Réalisé en deux phases (1948-57 et 1957-59), le quartier torontois de Regent Park est le plus important ensemble de tels logements au Canada. Il a été construit suite à la destruction, souhaitée depuis les années 1930, des îlots de taudis de Cabbage Town. L’ensemble le plus ancien est constitué de petits immeubles à logement et de maisonnettes en rangées, tandis que le plus récent compte 5 tours de 14 étages. Il devait accueillir quelque 10 000 personnes. 

Construits à la fin des années 1950 dans le faubourg Saint-Laurent, à un jet de pierre du centre-ville de Montréal, les 788 logements des Habitations Jeanne-Mance répartis dans 5 tours, 14 barres et des alignements de maisons de ville est le plus important projet résidentiel entièrement public de la région métropolitaine. Plusieurs autres ensembles de logements sociaux seront réalisés dans les décennies suivantes; aucun n’atteindra toutefois la taille des Habitations Jeanne-Mance. 

 

La fin de l’utopie 

L’enthousiasme pour le grand ensemble a été de courte durée. En France, moins de vingt ans après le lancement de la politique des grands ensembles, une directive ministérielle de 1973 interdit la construction de complexes immobiliers de plus de 500 logements conçus d’un seul tenant. Aux États-Unis, le dynamitage, en 1972, du premier des trente-trois bâtiments de l’ensemble Priutt Igoe, érigé à peine vingt ans auparavant, porte également un coup dur au grand ensemble résidentiel public. Surpeuplement, vieillissement prématuré des constructions, concentration de ménages à faibles revenus, tensions sociales et raciales, rigidité de la formule, isolation acoustique déficiente, délinquance et criminalité contribuent diversement au discrédit de la formule. Un néologisme —la sarcellite— est même inventé au début des années 1960 pour désigner le mal-vivre des habitants de ces grands ensembles, dont certains comptent plus de 10 000 résidents. 

Depuis, de nombreuses démolitions ont eu lieu, notamment à Chicago, où la quasi-totalité des tours et des barres de logements sociaux des années 1950 et 1960 ont été détruits à compter de 1990. Ailleurs aux États-Unis, en France, au Royaume-Uni, les dynamitages spectaculaires ont attiré l’attention, notamment sur le désarroi des résidents qu’on force, parfois pour une deuxième fois, à quitter leurs logements. Ces déconvenues ont évidemment contribué à précariser le droit au logement pour de larges segments de la population des villes, d’autant que l’intervention publique en ce domaine a connu un recul important dans le contexte de la révolution conservatrice menée tambour battant par Margaret Thatcher et Ronald Reagan au début des années 1980, alors même que les besoins continuaient de croître. 

Ces destructions sont habituellement compensées. Certaines s’inscrivent dans des programmes de requalification urbaine centrés sur la mixité sociale. L’insertion d’une diversité de bâtiments résidentiels et de logements destinés à attirer des populations aux statuts socio-économiques variés est en effet généralement présentée comme un remède à certaines des tares des grands ensembles. C’est là l’essence du programme Hope IV lancé en 1993 par le United States Department of Housing and Urban Development dans le sillage du projet Harbor Point Apartments, piloté par la ville de Boston au milieu des années 1980. Une approche similaire a été privilégiée pour la requalification de Regent Park à Toronto à la fin du siècle dernier. Cet argumentaire vertueux —encore que personne ne connaît la recette de la construction réussie et durable de la mixité sociale— ne permet pas de faire l’impasse sur la dynamique de gentrification qui est souvent l’envers de la médaille. Sans compter que cette « innovation » ne parvient pas à freiner l’érosion du logement social dans beaucoup de pays. 

 

Le recul du droit au logement 

L’érosion du droit au logement s’est amplifiée au cours des dernières décennies. D’une part, parce que la désindustrialisation a touché durement, dans les années 1970 et 1980, les ouvriers des villes manufacturières laissés pour compte par la nouvelle économie. Leur appauvrissement est généralement concomitant d’une dévitalisation des quartiers qu’ils habitent et d’une dégradation de l’habitat. D’autre part, parce que le marché immobilier résidentiel connaît une évolution qui pénalise lourdement les plus démunis. 

Dans les économies de marché, le recul de la production du logement locatif privé, attribuable pour certains à une réglementation excessive du contrôle des loyers, est d’emblée en cause. Couplé à la baisse ou à la fin de la construction de logements sociaux, ce recul contribue à l’effondrement du taux de vacance et à la détérioration du parc immobilier résidentiel puisque même les logements mal entretenus, voire délabrés, trouvent malgré tout preneurs en raison de l’ampleur de la crise. D’autres phénomènes se sont ajoutés au cours des trois dernières décennies. La financiarisation de l’économie immobilière —et notamment la titrisation—, la gentrification des quartiers centraux, la studentification de certains quartiers dans les grandes villes universitaires, la rénoviction et l’invasion de l’économie de plateforme type Airbnb contribuent, chacun à sa manière, à la précarisation du droit au logement. 

La diminution du parc de logements sociaux a empiré le problème. Au Royaume-Uni, le gouvernement Thatcher instaure le Right to Buy dans les années 1980. Ce programme permet aux locataires de logements sociaux de les acquérir. Des dizaines de milliers de logements ont trouvé preneur. Si cette formule peut être avantageuse pour l’acheteur, elle implique un transfert définitif des logements acquis sur le marché. Or, pour les conservateurs, les sommes recueillies ne sont pas nécessairement destinées à la construction de nouveaux logements sociaux. Le vieillissement du parc de logements sociaux et la précarité des finances de leurs gestionnaires sont aussi invoqués pour leur mise en vente, souvent à des grands investisseurs qui trouvent le moyen d’exclure graduellement les locataires les plus démunis. 

En Allemagne, les autorités visent un alignement du logement social sur le marché à compter de la fin des années 1980. En vertu de cette politique dite du désendettement, plus de 1,5 million de logements sociaux ont été vendus. À Berlin, ce sont quelque 40 % de ces logements qui ont été cédés depuis 1993. Dresde a pour sa part entièrement privatisé son parc de logements sociaux après 2006. 

Même si la mosaïque du logement social reste extrêmement diversifiée, on assiste un peu partout à un resserrement des critères d’admissibilité. Les définitions plus généreuses sont revues à la baisse pour correspondre aux besoins des populations les plus défavorisées et, partant, les plus vulnérables, dans un contexte de pénurie et de surchauffe immobilière. 

Cette évolution a considérablement fragilisé les acquis des Trente Glorieuses, d’autant que la vision propre à cette époque subordonne les dynamiques locales à des pratiques fortement déterritorialisées. La facilité avec laquelle celles-ci se sont répandues ne répond en effet pas tant à des conjonctures propres à chaque municipalité ou autre collectivité territoriale, qu’à des règles indifférentes aux frontières et aux politiques nationales. Le droit à la ville subit inévitablement les contrecoups de cet effondrement du droit à un toit. 

La pandémie à laquelle nous sommes confrontés depuis 2020 a agi comme révélateur de la dégradation de la situation des plus démunis. Elle nous a rappelé que les avancées des décennies d’après-guerre ont été un « privilège » dont plusieurs n’ont pu bénéficier. De toute évidence, le droit à la ville et le droit à un toit, qui est la condition de possibilité d’exercice du premier, ont subi une érosion qui s’inscrit dans le cadre plus général de l’accroissement des inégalités socio-économiques. 

Le retour à l’investissement public en matière de logement social et les approches alternatives —coopératives d’habitation, cohabitation, auto-construction, etc. — permettraient-elles de corriger le tir ? On peut y voir une partie de la solution. Mais la mainmise des fonds d’investissements sur les parcs immobiliers de logements sociaux dégradés et la manière de les réinscrire sur le marché, combinée au verrouillage de certains quartiers centraux transformés en champs spéculatifs laissent planer de sérieux doutes sur la portée de ces avenues. La réduction de l’habitat à un produit financier et l’impact de cette réduction sur les politiques publiques ne peuvent être pris à la légère, ni considérés comme un phénomène passager. Il faut par conséquent renouer avec certains idéaux urbains dont la mise à mal n’a pas invalidé la pertinence. 

 

Notice biographique 

Gérard Beaudet est urbaniste émérite et professeur titulaire à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal, où il enseigne notamment l’histoire de l’urbanisme. Il est le récipiendaire 2021 du Prix Ernest-Cormier. 

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