Résumé
Je voudrais proposer ici une réflexion critique sur les limites de la dimension émancipatrice de ce qu’on appelle le wokisme, limites qui découlent de certaines des méthodes, des procédures analytiques et des moyens employés par ses partisans. Mon propos vise à analyser les postures, les raisonnements, les glissements de sens qui finissent par être contre-productifs dans les luttes pour la justice sociale, et dont le résultat final a été de rendre suspecte, aux yeux de personnes se situant dans un large éventail politique, toute entreprise qui se réclame du wokisme. Mais pourquoi donc ?
Il y a deux perspectives principales qui sont critiques du wokisme. La première, que j’adopte, se situe en appui aux luttes pour la justice sociale, et elle est globalement de gauche, mais elle est critique de l’usage inadéquat de certaines accusations de « racisme » ou de « transphobie », surtout lorsqu’elles sont accompagnées d’actions pour « faire taire ».
La deuxième perspective est celle des groupes hégémoniques, qui voient d’un mauvais œil la contestation de l’ordre établi. Ils vont alors se saisir de chaque dérapage pour accentuer son danger. Et leur critique sera d’autant plus efficace que les dérapages se multiplient. Cette situation permet, en retour, un discours démagogique, en provenance de la gauche, qui associe toute critique des dérapages associés à la posture woke à une posture de droite et à une « panique morale ». Les promoteurs de ce discours démagogique estiment alors qu’ils ont l’autorité morale de faire taire, au nom de la vertu inclusive. En conséquence, cette partie de la gauche peut devenir elle aussi une menace à la liberté d’expression.
Dans cette logique, il est arrivé que plusieurs institutions d’enseignement, ou encore de grandes institutions médiatiques regardent ces excès d’un œil favorable, pour diverses raisons qui méritent une analyse séparée. Quand Verushka Lieutenant-Duval (dorénavant VLD), qui se positionne en faveur des luttes pour l’égalité, se fait traiter de raciste par une de ses étudiantes parce qu’elle a utilisé le fameux « mot en N » pour illustrer des stratégies de retournement du stigmate, que les réseaux sociaux s’enflamment et l’agressent en se fondant sur de fausses informations, il y a là un dérapage qui ne sert pas la cause des luttes pour la justice sociale. Mais ceci en soi n’est pas trop préoccupant : il y a une longue tradition de radicalisation des luttes étudiantes pour la justice sociale. On ne peut pas reprocher à des jeunes de 19 ans de faire ce qu’on fait souvent à leur âge : contester, y compris en commettant des excès. Le problème survient quand l’institution, sous couvert d’appui aux luttes pour la justice sociale, appuie des actions de censure, et valide, à tort, les accusations de racisme contre l’enseignante avant d’avoir examiné adéquatement si ces accusations tiennent la route. Le problème s’accentue quand des universitaires se mettent de la partie et traitent de racistes ceux et celles qui demandent que justice soit faite.
Voilà pourquoi il est urgent que les forces contestataires de l’ordre dominant restent critiques et vigilantes face aux dérapages qui discréditent leurs luttes.
Origine du terme woke
Le terme trouve son origine dans les luttes contemporaines pour la justice sociale aux États-Unis. Être « woke » (éveillé en slang afro-américain) c’est : a) être conscient des injustices sociales, surtout fondées sur la « race », et surtout quand elles sont masquées par un discours dominant qui se veut universaliste, et encore plus quand on les subit soi-même, et b) en fonction de cette prise de conscience, prendre position contre une hégémonie culturelle des dominants en développant les outils conceptuels contre-hégémoniques, et en menant des actions pour la contester.
Depuis que les Cultural Studies ont ouvert la voie au dépassement des analyses marxistes classiques centrées sur l’économie, les mouvements qui luttent pour la justice sociale aux États-Unis et ailleurs ont développé des perspectives qui font une large place à la culture et aux représentations hégémoniques dans la reproduction des inégalités, représentations qu’il faut, dans cette approche, absolument remettre en question pour ouvrir des perspectives de luttes libératrices plus radicales. C’est dans ce sens, par exemple, que la Critical Race Theory vise à rendre visibles les logiques raciales qui ne disent pas leur nom et qui se déguisent en postures universalistes. D’autres paradigmes avoisinants ont éclairé les luttes contre la domination : la critique de l’Orientalisme inaugurée par Edward Saïd, puis les études subalternes, postcoloniales et décoloniales ont constitué des outils conceptuels précieux. Il s’agissait surtout d’inverser le regard, de déconstruire les présupposés qui plaçaient les dominants dans une posture morale supérieure ainsi que les concepts qui sous-tendaient ces présupposés. « Looking White People in the Eye », titre d’un livre phare de Sherene Razack, symbolisait la démarche qui a accompagné la consolidation, à partir des années 1990, d’un courant qui avait des racines plus anciennes et qui s’est développé en paradigme majeur : les études sur la blanchité.
Dans ce contexte, le terme woke a désigné une posture d’éveil, de prise de conscience des injustices raciales qui, fondées surtout sur des facteurs économiques, s’expriment aussi par le regard posé sur les subalternes à partir d’une position de privilège des groupes dominants, largement européens, donc classés « blancs ». Si ce regard des dominants sur les dominés exprime des inégalités économiques et un accès différentiel au pouvoir social, au prestige, aux privilèges et à une posture de supériorité dans les interactions quotidiennes, il permet aussi de les reproduire. Ce sont les Cultural studies qui ont montré comment ce regard contribue à la reproduction des inégalités économiques, surtout dans leur dimension raciale.
C’est la posture militante inspirée de ces conceptions qui en est venue à caractériser ce qu’on a désigné par une posture woke. S’appuyant sur un certain nombre de théories dites « critiques » par leurs partisans, la posture woke a tiré son attrait et son efficacité, et donc son sens positif, de la capacité d’identifier et de nommer des rapports de pouvoir qui s’expriment et qui sont reproduits dans et par le discours.
Surenchère et déni
Or, pour diverses raisons, les postures woke ont fini par donner lieu à des surenchères et à des dérapages qui les ont discréditées et qui sont responsables de l’usage péjoratif du terme « woke », et pas seulement aux yeux de la droite. Une partie de la gauche estime qu’il n’y a rien là, qu’il ne s’agit que d’une « panique morale » de la droite qui voit d’un mauvais œil la contestation de ses privilèges. C’est du moins le point de vue qui a été exprimé par une quarantaine d’universitaires, estimant que l’affaire Lieutenant-Duval avait été largement exagérée par la diffusion disproportionnée sur les grands médias (Collectif 2021).
Nous estimons, bien au contraire, qu’il y a un problème sérieux, même s’il n’est pas existentiel. Il n’est pas dit qu’il ne faut identifier un problème et établir des balises que si le problème est mortel. Il ne l’est pas, mais il faut le nommer et identifier les effets négatifs des approches woke sur les luttes pour la justice sociale. Le fait que la droite veuille exploiter les dérapages découlant des postures woke ne signifie pas que de tels dérapages n’existent pas. Les conséquences de ce phénomène sont bien plus étendues et pernicieuses que ne veulent l’admettre ceux et celles qui sont dans le déni.
Cette posture de déni étant plutôt généralisée au sein de la gauche militante, il est peut-être utile de commencer par la déconstruire d’abord en soulignant la signification de l’affaire Lieutenant-Duval, puis en montrant qu’elle est loin d’être la seule affaire de ce type.
Affaire Lieutenant-Duval
L’importance de l’affaire VLD ne résulte pas d’une répétition en boucle dans les grands médias, mais elle découle plutôt des dynamiques qui ont été mises au jour par cette affaire. Rappelons que dans un cours qu’elle dispensait, Mme Lieutenant-Duval avait utilisé le fameux « mot en N », dans une visée pédagogique, pour illustrer le concept de « resignification subversive ». Suite à la plainte d’une étudiante, un mouvement de protestation a vite pris des proportions inattendues. Le cours lui a alors été retiré, sans qu’on lui demande sa version des faits. La haute direction de cette université prestigieuse a endossé des postures injustes et discriminatoires, apparemment au nom d’une supposée vertu inclusive. Les collègues de Varushka Lieutenant-Duval qui ont voulu prendre sa défense ont été insultés, agressés et menacés, et de nombreux autres collègues ont appuyé ces moyens de pression, traitant les premiers de racistes. Que ceux et celles qui en doutent prennent la peine de lire son témoignage, ainsi que ceux des collègues agressés, dans l’ouvrage collectif Libertés malmenées (Gilbert, Prévot et Tellier 2022). On peut y voir comment la « microagression » supposée attribuée par le recteur Frémont à Mme Lieutenant-Duval a justifié, aux yeux de nombreux collègues universitaires, des macro-agressions bien réelles contre tous ceux et celles qui ont dénoncé les accusations injustes dont elle a fait l’objet.
On aurait tort d’écarter ce cas comme un cas isolé, qui donnerait l’impression d’être important simplement par sa répétition ad infinitum dans les grands médias. Tant par le traitement dont il a fait l’objet par l’ensemble de la haute direction d’une institution prestigieuse, que par les réactions haineuses qu’il a suscitées, ce cas est révélateur d’un malaise profond qu’on ne peut pas se permettre de rejeter du revers de la main.
De nombreuses autres affaires de ce type ont eu lieu. Plusieurs ont été mentionnées dans l’ouvrage cité (Gilbert, Prévot et Tellier 2022, 35 et suivantes). J’ai moi-même été le témoin indirect de trois histoires similaires à l’UQAM, et j’ai pu interroger les premiers concernés. Ces incidents et de nombreux autres n’ont pas été médiatisés soit parce qu’il s’agissait d’affaires plus locales et de moindre importance, ou que leurs victimes ne souhaitaient pas affronter le dénigrement et les insultes dont Verushka Lieutenant-Duval et ses collègues ont fait l’objet.
Ces histoires ne concernent pas seulement la liberté universitaire. Rappelons qu’une personne qui se dit « femme trans », mais qui a les muscles et l’ossature d’un homme a été autorisée par une instance sportive supérieure à compétitionner avec des femmes, améliorant soudainement sa position relative dans le classement des athlètes en natation, et que les personnes qui ne trouvaient pas cela équitable ont été traitées de « transphobes », tout comme l’a été J.K. Rowling dans d’autres circonstances. Les personnes trans ont droit au respect de leur dignité et à la reconnaissance de leur identité, telles qu’iels la ressentent profondément dans leur être. Mais cette reconnaissance signifie-t-elle que, dans une activité où l’anatomie joue un rôle majeur comme la natation, une personne ayant un corps d’homme doit pouvoir compétitionner avec des personnes ayant des corps de femmes ? Cette histoire illustre parfaitement les dérapages dont nous parlons. La densité des os et le volume des muscles ne sont pas des constructions sociales, et leurs moyennes diffèrent de façon significative en fonction du sexe anatomique. Un système sportif qui n’en tiendrait pas compte et qui n’aurait qu’une seule catégorie de compétitions se rendrait coupable de discrimination systémique.
Glissements de sens et limites de validité
Mais comment expliquer ces dérapages ? Et qu’est-ce qui constitue un dérapage ou une surenchère injustifiée ? Il est risqué de proposer des explications avant d’avoir fait le tour du phénomène, mais je crois pouvoir identifier certains des processus qui ont mené à ces prises de position, la logique interne qui les a permises et qui se fonde sur des concepts et des paradigmes qui ont été sollicités en dehors de leur domaine de validité.
J’ai essayé d’identifier, dans des publications récentes (Antonius et Baillargeon 2021 ; Antonius 2021) deux aspects de ces dérapages, dans lesquels : a) la posture morale remplace souvent la posture analytique, et b) les concepts (racisme et phobies diverses) sont étirés bien au-delà de leurs limites de validité. Cela a pour conséquence que des personnes, qui se sentent à tort ou à raison atteintes dans leur dignité, se sentent le droit de vouloir faire taire les discours qu’elles jugent agressants, autorisant du coup des actions injustifiées de censure. C’est cela qui m’amène à affirmer que la posture woke, au départ libératrice, est devenue contre-productive dans les luttes pour la justice sociale.
Un des aspects fondamentaux de la logique qui a permis ces dérapages est le suivant. Pour pouvoir mettre sur pied un mouvement populaire qui vise à combattre les inégalités, il faut des principes mobilisateurs. L’un des plus fondamentaux consiste à résister aux sirènes de « l’égalité supposée » et prendre conscience du fait que le statut de défavorisation ou de marginalisation dans lequel une personne se trouve n’est pas surtout dû à ses particularités, mais que ce statut a une dimension systémique.
Aux États-Unis, le clivage étant surtout racial, c’est au racisme que s’appliquait avant tout cet aspect systémique. La traite esclavagiste et l’exploitation de ses victimes ont été fondamentales dans l’histoire de l’accumulation capitaliste américaine, et les clivages raciaux continuent de structurer la société étatsunienne. Le racisme systémique est donc devenu un élément fondamental dans les mots d’ordre autour desquels les mobilisations pour l’égalité se faisaient. En conséquence, ce sont ceux et celles qui bénéficiaient du statut de « blanc » qui se sont trouvés à jouer le rôle de classe dominante. L’aspect systémique et structurant des facteurs proprement économiques de production des inégalités a été subordonné, dans certaines analyses, aux dimensions raciales, même si on reconnaissait l’importance de la notion de « classe » (Lilla 2018). Il ne s’agit pas ici de nier les corrélations qui sont observées entre les inégalités de race et de classe, mais de remettre en question la réduction des inégalités à leur dimension raciale, et l’essentialisation des groupes concernés par ces rapports.
Le ver est dans le fruit
Un petit ver se glissait donc dans le fruit, qui allait muer avec le temps et devenir une énorme chenille : la prise de conscience de l’aspect systémique du statut de victime allait devenir une obsession pour la victimisation, elle-même fondée sur l’identité plutôt que sur le privilège réel. La posture « d’éveil » qui permettait de renverser le regard permettait aussi d’étendre les statuts de privilégié et de victime bien au-delà de leurs limites de validité. Dans cette perspective, le lien entre privilège et identité est subrepticement passé du statut de corrélation, résultant de continuités historiques et de la force d’inertie des systèmes, à celui de principe organisateur. C’est ainsi que le statut de victime s’est mis à coïncider avec des frontières identitaires, ignorant tant les processus créateurs d’inégalités au sein des divers groupes identitaires, que les processus qui déconstruisaient les clivages identitaires au sein des strates sociales constituées par les individus qui bénéficient des privilèges réels.
Mais d’autres tendances existent aussi aux États-Unis. J’avais retenu du passage à l’UQAM, il y a quelques années, de l’avocate et militante antiraciste Maya Wiley, l’idée selon laquelle les facteurs qui reproduisent présentement les inégalités au sein de la majorité blanche sont amplifiés dans le cas des Afro-américains, reproduisant et exacerbant du coup leur marginalisation, et s’ajoutant aux processus qui découlent du racisme proprement dit. Il faut donc agir simultanément sur les processus clivants au sein de la majorité blanche et sur les clivages qui reproduisent l’ordre racialisé dominant chez nos voisins du Sud, si on veut faire une lutte efficace à toutes les inégalités.
Mais c’est surtout la première tendance qui a été importée dans l’aire canadienne en provenance du territoire yankee, et qui a servi à poser des diagnostics sur la reproduction des inégalités systémiques. Dans les pays subalternes de l’Empire US, les élites politiques et économiques adoptent les solutions néolibérales parce qu’elles font leur affaire, et elles les présentent comme étant utiles pour le bien commun. Parallèlement, les groupes progressistes canadiens qui contestent l’ordre établi ont adopté eux aussi les visions proposées par les courants antiracistes étatsuniens, et ont transposé au cas canadien les analyses sur l’effet structurant de la traite esclavagiste. Un empire est un empire… C’est ainsi que des diagnostics posés aux États-Unis sur la reproduction des inégalités ont été importés ici, contaminant les analyses que l’on pouvait faire sur la dimension identitaire des positions de privilège ou de marginalisation, et suscitant des controverses autour d’un certain nombre de questions où l’aspect identitaire intervenait.
Genre, racisme, islamophobie
Ces controverses se sont cristallisées principalement autour de trois questions : la question du genre, la question du racisme et en particulier celle de l’usage du « mot en N », et celle de l’islamophobie. Sur chacune de ces questions, un clivage sépare une gauche idéologique qui se pose en référence, d’une gauche moins dogmatique, qui souscrit à une posture d’appui à la justice sociale et à la contestation de l’ordre dominant, mais qui se distancie des courants les plus audibles et les plus présents dans les organisations de gauche.
Les débats autour du « wokisme » traversent ces trois questions et permettent d’identifier les principes sous-jacents autour desquels les controverses se développent. Les pratiques polémiques et idéologiques de ceux et celles qui se revendiquent du wokisme rendent ce terme plutôt inopérant au niveau analytique. Pour chacune de ces questions, une posture au départ solide dérape, car elle étire des concepts et des théories au-delà de leurs limites de validité.
Le privilège inconscient de la blanchité
Pour des militantes comme Robin Diangelo (2020) qu’il n’est plus nécessaire de présenter ici, il fallait faire réaliser aux dominants, c’est-à-dire les blancs, non seulement qu’ils avaient des privilèges, mais qu’ils avaient souvent intériorisé, sans en être conscients, des conceptions du monde qui permettaient à ces privilèges d’être reproduits. Et que même en ne faisant pas partie de la classe dominante, mais en étant associé à elle par la « race », on bénéficiait de privilèges qu’un solide examen de conscience devait permettre de reconnaître, pour pouvoir ensuite développer des pratiques inclusives.
Dans la pratique du discours antiraciste, la « blanchité » du pouvoir est passée du statut de corrélation historique, dont les effets se font toujours sentir à cause des continuités institutionnelles, à celui de principe organisateur. Ceci a eu pour conséquence de définir les groupes en présence, les clivages qui les opposent et les dynamiques de reproduction et de contestation du pouvoir avant tout en termes raciaux, amalgamant des groupes aux intérêts divergents, mais partageant une même couleur de peau, blanche, brune ou noire. Mais cette réduction de la place occupée dans la hiérarchie du pouvoir à la couleur de la peau s’est quand même faite avec une certaine subtilité. Les analyses fondées sur la blanchité incluent souvent des précisions sur le fait que la concordance entre blanchité et pouvoir n’est pas mécanique, et que s’il y a des subalternes qui font partie du pouvoir, ils sont politiquement blancs. Mais au niveau des luttes politiques sur le terrain, ces nuances sont vite oubliées et ont dira aux blancs, comme l’a fait le recteur Frémont de l’Université d’Ottawa et ancien Président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), qu’ils ne peuvent se prononcer sur ce qui constitue une microagression. Le statut de blanc a été essentialisé dans son discours.
Ceci ne veut pas dire que le concept de blanchité et toutes les analyses qui viennent avec sont inutiles. Loin de là. Le paradigme de la blanchité éclaire des aspects importants des rapports de pouvoir dans les sociétés postcoloniales (Guillemette 2020). Ce que je veux questionner, c’est l’essentialisation de ce concept et son extension abusive, qui entraînent des conclusions bien plus fortes que ce qui en découle réellement.
La cancel culture : une menace sérieuse
La liberté d’expression en milieu universitaire se réalise par la possibilité d’exprimer des idées dans les termes et dans les contextes que l’on choisit. La menace à cette liberté prend des formes directes comme indirectes. Il est généralement clair, par exemple, que les universitaires qui appuient les droits du peuple palestinien subissent plusieurs types de pressions : des pressions pour les faire taire, leur exclusion des lieux de parole d’autorité, et la propagation de concepts qui enferment leurs discours dans la catégorie de « discours haineux ». Par exemple, la définition du terme antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), adoptée par le Canada et par certaines provinces et municipalités, inclut l’antisionisme comme une forme d’antisémitisme et donc de racisme, dans le but de délégitimer les discours critiques des politiques israéliennes. Les tentatives d’interdire les campagnes de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) ont été justifiées à de nombreuses reprises par l’allégation voulant que les étudiants juifs sur les campus se sentent personnellement blessés et atteints dans leur dignité quand Israël, auquel ils s’identifient, est ainsi visé et accusé d’être un État d’apartheid. Dans ce cas, la menace vient du « haut », c’est-à-dire des lieux de pouvoir.
Mais les pressions peuvent aussi venir de la base militante (généralement sur d’autres questions que celle de la Palestine, qui a tout de même un large appui au niveau populaire). S’il ne faut pas oublier l’énorme différentiel de pouvoir entre les deux sources de pressions, il n’en demeure pas moins que les méthodes de la cancel culture — ou « culture du bannissement » — exercent des pressions bien réelles.
La volonté de faire taire certains discours en les assimilant à des « phobies » (trans-, grosso-, homo-, islamo-, judéo-, etc.) et à des discours haineux s’exprime par des pressions diverses faites sur des enseignantes et des enseignants — même quand ce sont des personnes alliées — quand elles ou ils ne respectent pas les lignes idéologiques et conceptuelles tracées par les groupes militants les plus audibles.
Nous avons déjà évoqué le « mot en N ». Comment analyser son histoire, sa récupération subversive et ses connotations multiples (quelquefois positives), si on exerce des sanctions contre les enseignantes et les enseignants qui osent le prononcer ? Comment comprendre la littérature de Dany Laferrière, de Léopold Senghor et de bien d’autres si on ne peut pas citer les mots qu’ils utilisent eux-mêmes ? Comment analyser la posture du professeur Claude Dauphin qui a publié un texte intitulé « Je suis nègre et fier de l’être », sans pouvoir citer ce titre ? Doit-on traiter de racistes les personnes qui pensent que, dans certaines circonstances, l’usage de ce terme est utile pour l’analyse des luttes pour l’égalité ? Classer l’usage de ce terme comme relevant toujours d’une posture suprémaciste de droite est une erreur.
Mais ce type de pressions s’applique aussi à d’autres questions telles que celle de l’islamophobie, sur laquelle nous avons tenté de poser un regard critique (Antonius 2017). Mentionnons à titre d’illustration le cas de Nadia El-Mabrouk, que beaucoup à gauche considèrent « islamophobe », autrement dit une « self-hating Muslim », de la même façon que les sionistes traitent de « self-hating Jews » les Juifs qui contestent les politiques israéliennes et qui appuient la lutte des Palestiniens.
Des effets pervers pour la gauche
Les courants progressistes auraient tort à mes yeux d’être complaisants envers cette culture du bannissement ou de minimiser son importance. Les pressions qui en découlent peuvent avoir un effet paralysant, surtout au sein de la gauche. Elles ont déjà un effet négatif sur notre capacité collective d’analyser les enjeux des luttes pour l’égalité, car elles ne permettent pas la confrontation de différents points de vue, confrontation absolument nécessaire pour que le savoir progresse en sciences sociales et pour que le débat progresse dans le champ politique.
Ensuite, la défense de la liberté de penser, surtout en milieu universitaire, est une valeur essentielle de la gauche, car c’est un outil indispensable dans la lutte contre l’hégémonie de la droite. Abandonner ce principe entraîne une perte de crédibilité pour les courants qui ne s’opposent pas à la culture du bannissement et qui minimisent, ou appuient, les dérapages qui se font en son nom.
Enfin, c’est surtout la parole de gauche, et non celle de droite, qui est menacée par le « droit de faire taire » au nom du statut de victime offensée. Les voix de droite trouvent d’autres tribunes, avec plus de visibilité, et avec l’avantage moral d’avoir « résisté à la censure ». Les voix critiques au sein de la gauche n’ont pas ce même privilège et sont exclues de bien des conversations, au prétexte que ces voix ne sont pas « vraiment » de gauche. Ce sont elles qui se retrouvent muselées quand elles veulent débattre de certaines orientations au sein de leur propre mouvance. Cette situation entrave la capacité de la gauche de réfléchir à des solutions égalitaires et progressistes à des problèmes bien réels, offrant à la droite le crédit de les nommer et donnant, du coup, un avantage aux solutions autoritaires ou excluantes que propose cette dernière.
Je conclurai cette prise de position en proposant que les luttes pour la contestation des discours hégémoniques gagnent à être faites en dehors du paradigme du wokisme. À mon humble avis, ce terme n’est plus récupérable, car ses promoteurs l’ont trop étroitement lié à des prises de position indéfendables du point de vue des luttes pour la justice sociale, et pas seulement aux yeux de la droite.
Notice biographique :
Rachad Antonius est professeur associé à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Références :
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Antonius, Rachad et Normand Baillargeon (Dir). 2021. Identité, « race », liberté d’expression. Perspectives critiques sur certains débats qui fracturent la gauche. Québec : Presses de l’Université Laval.
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Diangelo, Robin. 2020. Fragilité blanche : ce racisme que les blancs ne voient pas. Paris : Les Arènes.
Fortier, Marco. 2019. « La professeure El-Mabrouk refuse d’aller au colloque de l’Alliance », Le Devoir, 30 janvier. En ligne : ledevoir.com/societe/education/546634/la-professeure-el-mabrouk-n-ira-pas-au-colloque-de-l-alliance (Page consultée le 10 juillet 2022).
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